Première
par Michaël Patin
L’histoire débute en 2011 à Damas dans un taxi partagé ; Nahla (Manal Issa) regarde la ville, perdue dans ses pensées ; les autres passagers lui demandent de fermer la vitre – il pleut, ils ont froid – mais la jeune femme refuse ; l’air sur son visage lui plaît, elle a besoin de respirer. Cette séquence semble placer Mon Tissu Préféré sur les rails du cinéma arabe tel qu’on le connaît, ceux de la chronique sociale et du récit d’émancipation. Un cinéma que Gaya Jiji s’attache à déconstruire dans ce premier film tourné en exil, alignant les métaphores trop claires (le magasin de vêtements s’appelle Oxygen, le tissu du titre est celui d’une robe de mariage arrangé) pour mieux les faire sortir de leurs gonds. A la guerre civile qui gronde au dehors, la réalisatrice oppose celle qui travaille la chair de son anti-héroïne. Ses rêves et ses colères ne sont pas ceux du peuple syrien, ce sont les siens, intimes et entêtants ; à l’inverse, son environnement quotidien (l’appartement qu’elle partage avec sa mère et ses deux sœurs, le bordel situé à l’étage supérieur) est un espace mental, qui se distord au gré de ses humeurs. Il y a sans doute trop d’ambitions mêlées dans ce film, trop de pistes brouillées pour défaire les poncifs, mais on admire sa liberté de ton et son goût pour le beau-bizarre, qui redonne du souffle à la coming-of-age story. Le film s’achève sur une image de la jeune femme en sorcière, flottant seule au-dessus du monde, trop opaque pour lui servir de porte-parole. Un autre cinéma arabe est possible, en voici la preuve aussi instable qu’étincelante.