Première
par Thomas Baurez
Les réalisateurs de biopics courent après une chimère : rendre palpable à l’écran l’inspiration de l’artiste dont ils ont choisi de narrer la trajectoire. À ce petit jeu, Milos Forman avec son Amadeus a poussé les choses très loin, faisant de son modèle (Mozart donc !) l’œuvre en elle-même. L’homme Amadeus à l’écran était tout à la fois une symphonie, une sonate, un requiem... Dès lors que tout vibre en et autour de lui, pas besoin de dérouler la fiche Wikipédia pour se faire comprendre. À quoi ressemble ce J. R. R. Tolkien ? Le célèbre auteur de Bilbo le Hobbit et du Seigneur des anneaux a inventé un monde, une mythologie et les créatures qui allaient avec... Une telle profusion appelait les scénaristes à un récit constamment en ébullition, avec des dragons et des elfes aux jointures du cadre, prêts à submerger l’inconscient d’un héros tellement tourmenté par leurs assauts répétés qu’il sera obligé in fine de les évacuer. Sur ce plan, le film est extrêmement sage, les monstres en question surgissant à doses homéopathiques au milieu de la mitraille des tranchées de la Première Guerre mondiale. Le soldat Tolkien, prisonnier du chaos, est certes hanté par un chevalier de l’apocalypse, mais il entend surtout sauver ce qu’il reste d’humanité, à savoir un ami en danger. De là à dire que les récits de Tolkien, débarrassés du décorum heroic fantasy, ne parleraient que de fraternité, il n’y a qu’un pas que le film n’hésite pas à franchir. « C’est plus qu’une simple amitié. C’est une alliance. Une alliance invincible ! » précise l’un des amis du héros. Tolkien traduit immédiatement l’idée en l’appelant « communauté ». Roulements de tambour... Manque plus qu’un anneau et l’équation n’a plus d’inconnue.
REMAKE
Ces signes de reconnaissance sont eux aussi savamment dosés pour éviter la parabole facile. Tolkien est avant tout un remake, en plus sobre et moins prêchi-prêcha, du Cercle des poètes disparus de Peter Weir. Soit, ici, le récit d’un jeune homme d’une famille modeste intégrant une célèbre université anglaise peuplée de fils à papa qui lui arrivent difficilement à la cheville tant il est clair que J. R. R. a un génie que ses camarades n’ont pas. Ce génie lui permet, on s’en doute, d’être admis dans ce monde privilégié. Le jeune Tolkien ne vit pas la chose comme une revanche sociale, tant cette injustice de classes semble aller de soi dans l’Angleterre du début du XXe siècle. Le film montre d’abord la rencontre forcément tendue avec ses futurs camarades mousquetaires, puis l’apprentissage et le partage (celui-ci étant principalement de nature intellectuelle !). Cette amitié virile où l’homosexualité latente est tout juste esquissée oblige à une certaine retenue et les passions charnelles doivent se vivre à l’extérieur du cercle. Tolkien, fidèle à son amie d’enfance, fait preuve à cet égard d’une sagesse des sentiments irréprochable. Le jeune homme ne chôme pas pour autant et vit avec l’obsession tenace de faire œuvre, mieux, d’inventer un nouveau langage.
MYSTÈRE
On sent bien à l’écran que le héros, par le truchement de son interprète (le faussement lisse Nicholas Hoult), est là sans y être vraiment. Toujours un peu ailleurs. En Terre d’un milieu qui reste à définir. Pour sauter le pas, il lui faudra toutefois un mentor et un élément déclencheur tangible qui, en même temps qu’il fera tout éclater, va permettre ce passage à l’acte. La sauvagerie de la Première Guerre mondiale devient ce théâtre d’ombres et de lumières où la brutalité paraît tellement irréelle qu’elle invite à se créer un imaginaire pour ne pas se laisser engloutir. La réussite de ce biopic tient dans sa façon de garder quasi intact le mystère qui entoure ce héros insaisissable. Si Karukoski (Tom of Finland) donne le change pour répondre aux exigences du mainstream hollywoodien, sa mise en scène est à l’image du combat de Tolkien, essayant d’exister dans un monde beaucoup trop sentimental pour lui.