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En 2007, dans Johnny Mad Dog, premier film de Jean-Stéphane Sauvaire, les enfants-soldats d’Ouganda trouvaient un pistolet mitrailleur israélien Uzi dans les décombres d’une rue. « Comme celui de Chuck Norris dans Delta Force », s’exclamait alors Johnny, le chef de la bande de jeunes guerriers. « Vigilance, donc ! Chuck Norris peut être là. Ou les Israéliens. » Les mômes de Johnny Mad Dog empruntaient une partie de leur culture et de leur façon d’être au monde aux films d’action les plus bourrins des années 80. Dix ans plus tard, on découvre Une prière avant l’aube, deuxième long de Sauvaire, un peu comme Johnny et ses copains face à l’Uzi. Un jeune dealer anglais, fou de boxe, est emprisonné dans une geôle de Bangkok et ne trouvera le chemin de la sortie que grâce au combat. On pense immédiatement à Kickboxer, à Best of the Best, à Riki-Oh : The Story of Ricky, toutes ces pelletées de films d’arts martiaux – plus ou moins bons. Mais si Une prière avant l’aube se confronte à ces films, c’est bien malgré lui. Tout l’enjeu de Sauvaire est de transcender son pitch pour le transformer en un véritable objet de cinéma. De son cinéma, devrait-on dire, car, en deux films aussi marquants l’un que l’autre, il affirme un univers et des thématiques très cohérents. En Afrique ou en Thaïlande, le cinéaste prend la mesure d’univers claniques et violents où des corps inédits (ceux des enfants-soldats de Johnny Mad Dog, celui mi-poupon mi-mastard de Joe Cole dans Une prière avant l’aube) se forment et se déforment. À chaque fois, il opère de façon miraculeuse un équilibre entre les genres. Quelque part entre chien et loup, entre cinéma expérimental, chronique réaliste et série B musclée, le film prend corps. C’est particulièrement frappant dans Une prière avant l’aube où l’hallucination, la vision de la prison et l’uppercut formel forment un combo fatal porté par le héros, incroyablement incarné par Joe Cole (vu dans les séries Skins et Peaky Blinders, et dans Green Room), qui semble à chaque scène pousser ses muscles jusqu'à leurs dernières limites.
DIEU SEUL LE SAIT. Le film est tiré des mémoires du vrai Billy Moore, natif de Liverpool effectivement incarcéré à Bangkok dans les années 90 pour trafic de drogue. Le titre provient d’un passage du livre dans lequel Billy se convertit à l’islam afin de rejoindre le clan des musulmans de la prison, car ils sont bien nourris et solidaires. Ce passage n’est pas dans le film parce qu’Une prière avant l’aube vise l’épure et non le romanesque. Sauvaire se débarrasse du superflu pour aller droit au but : un film de prison, une plongée dans un monde hostile et indéchiffrable (les dialogues en thaï ne sont pas sous-titrés) où le héros va devoir affronter des démons extérieurs (tatoués sur la peau des autres détenus), puis intérieurs, au cours d’une séquence finale d’une simplicité bouleversante. On pense alors à Only God Forgives de Nicolas Winding Refn, pas seulement parce que les deux films partagent un acteur en commun (Vithaya Pansringarm, « l’ange de la mort » de Only God Forgives, ici gardien de prison), mais aussi parce que Sauvaire et Refn ont la même volonté de faire du cinéma à partir d’un matériau impur (le sous-genre arts martiaux en prison). Seulement, là où Refn est plombé par ses ambitions arty, Sauvaire semble touché par la grâce et ne cherche jamais à rendre cool quoi que ce soit. Ni la violence, ni la prison.
CECI EST SON CORPS. Mais pas de panique : Une prière avant l’aube n’est pas non plus un pensum qui prendrait le genre de haut. C’est tout de même l’histoire d’un Occidental plongé dans une taule hostile asiatique et qui doit sauver sa peau à coups de tatane. À l’aide de grands plans séquences éthérés, Sauvaire encadre les corps fascinants des détenus, couverts de dessins ésotériques et aux dents métalliques, ou de ladyboys qui jouent le rôle de passeurs/passeuses entre la prison et le reste du monde. Le film enchaîne les épiphanies proches de l’hallucination, comme cette magnifique scène de tatouage dans la pénombre où les détenus entourent et soutiennent Billy pour ne former qu’un seul grand corps immobile. Finalement, le vrai film avec lequel Une prière avant l’aube dialogue puissamment est le récent Mercenaire de Sacha Wolff, précisément sur le terrain du corps comme objet de cinéma. Dans son mouvement et sa souffrance, dans sa liberté et sa contrainte, le corps humain est le noyau central du film, comme si Une prière avant l’aube relevait de l’art le plus primitif qui soit – celui qui vise à représenter les hommes. Aussi ancestral et évident qu’un bon coup de boule.