A la rencontre de Chris Marker
Yves Angelo, le collaborateur
<em>Il a travaillé en tant que directeur de la photo avec Chris Marker sur </em>Mémoire pour Simone<em>, son film hommage à Simone Signoret et le clip d'Electronic </em>Getting Away with it<em>.</em><strong>Quand avez-vous découvert les films de Chris Marker ?</strong>Dans les écoles de cinéma, <em>La Jetée</em> était un film incontournable, et Marker un cinéaste important. J?ai étudié ce film lorsque j?étais à l?école Louis Lumière, plan par plan. <em>La Jetée,</em> c?était une façon différente de faire du cinéma, différente de qu?on nous apprend à faire. Jouer avec le matériau. Quelle sensation peut provoquer une image. Son regard dépassait la simple histoire. Il la transcendait. Grâce à son regard, il transcendait le côté inanimé. Il le rendait mouvant. Comme un peintre. Il y a quelque chose qui était de l?ordre de l?aimantation. Comme quand on est devant une toile ou un poème, qu?on peut aimer sans forcément comprendre. Je ne connaissais pas de camarades cinéphiles qui ne s?intéressaient pas à son travail. Je crains qu?aujourd?hui dans la jeune génération, ses films soient moins connus.<strong>Quand l?avez-vous rencontré ?</strong>Je l?ai rencontré en 1984, grâce à Pierre Lhomme qui m?avait recommandé à lui. C?était pour son documentaire consacré à Simone Signoret, <em>Mémoire pour Simone</em>. Chris Marker était un homme complexe. Mais j?étais à l?aise avec lui. Il parlait peu, s?exprimait sur le plateau en métaphore. Il vous amenait à être créateur à sa demande. J?ai été émerveillé par le travail avec lui. Il n?y avait aucun rapport hiérarchique, il laissait beaucoup de liberté. D?apparence, il était froid, fort, rugueux. Mais il donnait envie de servir sa pensée.Pour ce documentaire, je me souviens qu?il voulait un plan où la caméra devait suivre un fil de téléphone pendant qu?il avait choisi pour la bande son un extrait sonore d?un des films de Simone Signoret. Le plan devait être long car l?extrait était conséquent. Je me demandais à quoi devait ressembler le fil du téléphone pour que le mouvement dure assez longtemps. Devait-il être droit ? torsadé ? Sinusoïdale ? A quel moment ? Il m?a dit « Sentez la voix à travers ce fil ». Il m?a laissé imaginer comment il devait être en fonction de la voix. J?ai donc adapté le plan à sa demande mais il m?a laissé une totale liberté pour le mettre en place.<strong>Contrôlait-il le plan ainsi mis en place ?</strong>Non, il ne regardait jamais le cadre dans l??illeton de la caméra. Il me disait « on va filmer ces bobines de films ». Mais il ne me disait pas si ce devait être un plan large ou serré, quel objectif je devais utiliser. Il me laissait choisir alors que j?étais un inconnu pour lui. Ce genre de situation peut être intimidant. On peut avoir peur de mal faire et craindre que le réalisateur soit déçu quand il verra les rushes. Mais pas avec Chris Marker.<strong>Vous avez ensuite tourné avec lui le clip <em>Getting Away with it</em> d?Electronic (composé de Bernard Summer de New Order et Johnny Marr des Smiths)?</strong>Le tournage de ce clip s?est déroulé de la même façon. Nous étions à Londres où nous filmions le groupe en train de jouer. Il ne me disait pas quel plan faire et je me retrouvais pourtant à faire un plan que je n?aurais jamais imaginé seul. Il diffusait l?envie et l?intérêt de faire. Ça m?a beaucoup marqué. Pour lui l?important n?était pas de faire mais de chercher. Souvent au cinéma on fait l?inverse, il faut absolument faire tout de suite.Je me souviens qu?il voulait que des feuilles d?arbre tombent dans le studio au ralenti. Je lui demandais « la caméra doit-elle suivre les feuilles ? Les laisse-t-on sortir du champ ? » Il m?a répondu « Je ne sais pas comment les feuilles vont tomber, alors faites ce que vous pouvez ». Il ne contrôlait pas. Les maladresses, le hasard faisaient partie du travail. Il ne cherchait pas à montrer c'est-à-dire décrire. Tout avait un sens à condition que le regard soit juste.<strong>A quoi ressemblait l?équipe de tournage ?</strong>Pour le clip, il y avait un assistant, un électricien et moi, et c?est tout. Chris Marker aimait faire des choses dans son coin avec des équipes petites. Il détestait le bruit. Sur le plateau il ne fallait pas parler. Tout se résolvait simplement pourtant.<strong>Parlez-nous du personnage?</strong>C?était un solitaire. Il ne s?intéressait pas au succès ou à l?insuccès. Il était dans le plaisir de faire, pas dans le paraître. Il se moquait de ce qu?on pensait de lui sans jamais avoir l'air hautain pour autant. Tout cinéaste doit rêver d?avoir une telle liberté. Mais il était très sévère avec lui-même.
Kim Chapiron, le voisin
<em>Fondateur avec Romain Gavras du collectif mal élevé Kourtrajmé, il a depuis réalisé le délirant </em>Sheitan<em> et le puissant </em>Dog Pound<em>. En 2014 sortira son nouveau film, </em>La crème de la crème<em>.</em>En 1986, j?avais six ans, j?ai emménagé dans un immeuble à Paris avec mes parents, et Chris Marker habitait là, au premier étage. Avant de connaître ses films, je l?ai donc connu comme un voisin, un voisin collectionneur de hiboux et de chats. C?était un personnage de l?immeuble.En grandissant, il est devenu un guide incroyable. J?allais souvent chez lui avec Romain <em>[Gavras]</em> lui emprunter des cassettes, notamment de films fantastiques. Je l?ai rencontré souvent dans les années 90, à l?époque où est sorti <em>Level 5</em>. Moi j?essayais de comprendre le film, avec mes armes de jeune garçon.Avec Romain, nous avons commencé à tourner des courts métrages et nous lui montrions. Il était exigeant mais encourageant. Par contre, il nous renvoyait à la figure nos courts-métrages violents ou préférait ne rien dire. Il était plus sensible à ceux avec de l?humour. Mais il était toujours bienveillant malgré nos provocations, bienveillant comme le sont ses films. Il était ouvert à la discussion, on pouvait rester des heures chez lui à parler. Il était d?une culture impressionnante, une montagne de savoir. Nous étions très impressionnés et je me souviens qu?avant de se rendre chez lui, nous savions que nous allions passer un moment privilégié.Le film de lui qui m?a le plus marqué fut <em>Le fond de l?air est rouge</em>. Ce traitement des couleurs, cette façon d?analyser l?information, ne jamais figer les images. Depuis, dans tous mes films, je case une scène où les personnages regardent ce film. Ce sera d?ailleurs le cas dans le prochain.Une chose qui m?a marqué dans ce qu?il m?a dit c?est ce que si on mettait des choses très personnelles dans ses ?uvres, on touchait forcément des gens. Un détail, insignifiant pour la plupart du monde, trouverait un jour une résonance auprès d?un spectateur.
A la rencontre de Chris Marker
Un peu plus d?un an après sa disparition à l?âge de 91 ans, Chris Marker, le plus « connu des cinéastes inconnus », va bien finir par devenir célèbre. Exposition au Centre Pompidou et rétrospective de ses films, sortie massive de plusieurs dvd chez différents éditeurs, ceci après le succès cinématographique de la ressortie du <em>Joli Mai</em> au printemps : l??uvre du réalisateur de <em>La Jetée</em> va pouvoir dépasser le cercle des initiés. Homme secret, refusant les entretiens, les photos, la promotion, bricolant des films dans son coin, hors format, hors genre, hors du cinéma, mais dans le monde (il a passé une partie de sa vie à parcourir la planète), Chris Marker est difficile à cerner. Il voulait que ses films parlent pour lui, mais à force de se cacher derrière des pseudonymes ou des avatars, le personnage avait fini par devenir pour ses admirateurs une figure romanesque sans égale, une sorte de Fantômas bienveillant du cinéma, un homme du futur (pour reprendre une image de son ami Alain Resnais), voire un « extraterrestre » pour le cinéaste chilien Patricio Guzman (Nostalgie de la lumière). Les gens qui l?ont côtoyé confirment que l?homme était à la hauteur de son mythe. Rencontre avec ceux qui l'ont connu de façon plus ou moins proche.<strong>Nicolas Rioult</strong>- Rétrospective « Planète Marker » au Centre Pompidou, du 16 octobre et 16 décembre 2013.- Arte sort un coffret rassemblant des films déjà disponibles (La Jetée, Sans Soleil?), Le Joli Mai, mais aussi beaucoup de films rares (Mémoire pour Simone, <em>Loin du Viet-Nam</em>?) - Tamasa édite un coffret contenant <em>Lettre de Sibérie</em>, <em>Un Dimanche à Pékin</em>, <em>Level 5</em> (tous inédits sur le support), ainsi qu?un documentaire consacré au premier film de Marker, <em>Olympia 52</em>
Terry Gilliam, le "remaker"
Réalisateur fou, il a tourné une variation sur <em>La Jetée</em> avec L'Armée des 12 singes.<strong>Quand avez-vous vu <em>La Jetée</em> pour la première fois ?</strong>J?ai découvert <em>La Jetée</em> lors de la première de <em>L?armée des 12 singes</em> à Paris. Je n?en n?avais vu que des photos jusqu?alors. C?est un film extraordinaire et j?ai été bouleversé par la puissance du seul plan en mouvement. Cette scène restera gravée à jamais en moi.<strong>Est-ce que <em>L?armée des 12 singes</em> est vraiment un remake de <em>La Jetée</em> ?</strong>Les scénaristes de <em>L?armée des 12 singes</em>, David et Jane Peoples, ont écrit le scénario en évitant que c?en soit un. Il était convenu d?un commun accord avec Chris que le scénario s?inspirerait de <em>La Jetée</em> mais n?en serait pas à proprement parlé un remake. Bien que j?avais vu des photos du film de Marker, je me suis refusé à visionner son film avant de tourner le mien, je ne voulais pas que sa vision me pousse à vouloir lui être fidèle. J?ai travaillé à partir du scénario de David et Jane et j?ai tenté de mettre en images leurs idées. A mes yeux, <em>La Jetée</em> est un film parfait. Pour filer la métaphore, c?est un gland duquel a germé un grand arbre touffu, <em>L?armée des 12 singes</em>? Deux développements différents de la même idée.<strong>Avez-vous déjà rencontré Chris Marker ? Saviez-vous qu?il aimait beaucoup <em>L?armée des 12 singes</em> ?</strong>J?ai rencontré Chris une fois seulement, au Midnight Sun Festival en Finlande où je présentais le film. Nous avons pris le petit déjeuner ensemble. J?étais très heureux qu?il l'apprécie. Nous sommes restés en contact via e-mail jusqu?à sa mort. Ce fut un grand honneur de l?avoir connu.<strong>Parmi ses autres films, lequel est votre favori ?</strong> <em>Sans Soleil</em> se détache très nettement. Mais j?ai aimé tout ce qu?il a fait avant sa mort, ses photos dans le métro <em>[Passengers]</em>, sa galerie d?images en ligne. Il cherchait continuellement de nouvelles façons de partager ses points de vue et ses idées.<strong>Comment décririez-vous Chris Marker ?</strong>Un cinéaste poète, politique, humaniste, avec un ?il perspicace, un c?ur bienveillant, et dotée d?une vision tranchante et d?une honnêteté brutale dans l?approche de son sujet.
Yves Simon, l'ami
<em>Chanteur, notamment de la célèbre chanson du film </em>Diabolo Menthe<em> de Diane Kurys, romancier, féru de cinéma, Yves Simon a côtoyé Chris Marker de la place Dauphine à Paris à Shinjuku au Japon.</em>Lorsque j?ai vu <em>La Jetée</em> ce fut un choc. J?avais 20 ans, j?étais en classe préparatoire pour L?IDHEC. Le film a un côté assez immédiat, on se dit même que ça a l?air facile à faire, un film uniquement constitué de photo (à une exception prêt). Mais on n?en perce jamais le mystère. Chris m?avait offert le livre tiré du film il y a quelques années. J?ai beau lire et relire le texte, à chaque fois je me demande où est la faille, quand le film bascule? C?est un des films les plus importants du 20e siècle, une ?uvre forte comme on n?en rencontre qu?une fois tous les vingt ans.Il adorait les chats, il est venu chez moi photographier un chat dessiné par M. Chat qui était sur un mur en face.Il m?envoyait, ainsi qu?à une dizaine d?autres personnes, des images faisant intervenir son avatar, Guillaume-en-Egypte, commentant l?actualité. Avant Internet, il faisait déjà ça par fax. J?ai des piles de fax de lui de ce genre.Nous nous sommes vus deux fois à Tokyo. Nous nous promenions la nuit dans la ville, nous adorions Shinjuku, cet espace protégé au sein de Golden Gai, plein de bars sur un étage. C?est là que se trouve La Jetée, un bar tenu par Tomoyo Kawai , une cinéphile japonaise férue des films de la Nouvelle Vague. Là bas on pouvait croiser Wim Wenders, qui a d?ailleurs tourné son documentaire <em>Tokyo Ga</em> dans lequel il y a une scène où il essaie de filmer Chris. Un jour je reçois une carte du Japon signée Chris / Wim / Francis. A son retour, je lui dis que je sais qui est Wim(Wenders) mais je lui demande qui est « Francis ». Il me répond « Coppola ! ». Il était admiré de beaucoup de cinéastes.Chris a écrit un livre magnifique sur le Japon, <em>Le Dépays</em>, comprenant des photos et un très beau texte. Il avait un talent d?écriture incroyable. Dans <em>Sans Soleil</em>, on entend cette phrase qui m?avait beaucoup marqué : « Saviez-vous qu?il y a des émeus en Ile-de-France ? ». C?est tout Chris ce genre de phrase.Je l?ai rencontré parce que j?habite Place Dauphine, et qu?il a longtemps habité là. Comme il était désargenté, il était logé par ses amis Simone Signoret et Yves Montand (il avait rencontré Simone Signoret au lycée à Neuilly), qui lui prêtaient quatre chambres de bonnes rassemblées. Je connaissais Simone Signoret et je l?ai rencontré par son intermédiaire. Quand Simone est morte, j?étais avec Chris, je lui ai demandé comment ça allait, il m?a répondu « Je bétonne ».Il portait une tenue, non pas militaire ? il était trop anti militariste pour cela - mais plutôt de baroudeur, une veste kaki. Il avait le crâne rasé, un visage très mince, ascétique. Il mangeait peu et buvait du thé. Quand il est décédé, je n?imaginais pas que sa disparition aurait un tel retentissement. J?ai lu des articles érudits le concernant. Je n?imaginais pas cela. Quand je le mentionnais dans des entretiens, j?avais souvent l?impression qu?on ne voyait pas de qui je parlais.Ce fut une chance immense pour moi de l?avoir connu.
Jean-Baptiste Laubier (Para One), le disciple
<em>Musicien, producteur de musiques électroniques, Jean-Baptiste de Laubier alias Para One, a composé des bandes originales de film (la sublime Bo de </em>La Naissance des pieuvres<em>) et réalisé un très beau court-métrage hommage à </em>La Jetée<em>, </em>I know It was on earth that I knew Joy<em>.</em>Je venais d?arriver à Paris et je m?étais lancé dans des études de cinéma, un peu par hasard, car ce qui m?intéressait c?était le son. Une amie m?a prêté la cassette de <em>Sans Soleil</em>. Et j?ai été ébloui. J?avais vu des films qui m?avaient marqué, mais jamais à ce point. J?aimais la chaleur des images alliée au discours, les émotions et les idées s?incarnaient dans le même mouvement. Chris Marker était un véritable démiurge.Son univers sonore m?intéressait. Il composait lui-même des musiques à base de synthèse électronique. Le plus marquant en la matière reste <em>Sans Soleil</em> où il y a un gros travail sur la bande son. Ce qu?il a composé ressemble beaucoup à des musiques électro que je peux écouter aujourd?hui. Cette dissociation de l?image et du son m?a beaucoup inspiré, notamment dans les courts métrages que j?ai pu réaliser à l?école.Un jour, avec l?amie qui m?avait prêté <em>Sans Soleil</em>, nous sommes allés déposer une VHS de mes courts métrages devant chez lui (des films d?étudiants, en super 8, très influencés par ma vision de <em>Sans Soleil</em>). Il m?a répondu quatre ans plus tard, en s?excusant de ne pas l?avoir fait avant. Il expliquait qu?il avait fait du rangement et qu?il était retombé dessus. C?était une très belle lettre où il me disait qu?il y avait des points communs entre nos films ! J?étais très surpris qu?un artiste aussi important me dise qu?il nous trouvait une sensibilité commune, c?était très flatteur. Je crois qu?il avait aimé qu?on utilise en musique de la liturgie orthodoxe, qu?il adorait.Je ne comprends pas pourquoi Chris Marker est moins connu que Jean-Luc Godard. Leurs ?uvres sont différentes mais ils travaillent la même matière. J?encourage tout le monde à aller voir ses films. Hormis <em>Sans Soleil</em> et <em>La Jetée</em>, je recommande <em>Le Fonds de l?air est rouge</em> et <em>Le Tombeau d?Alexandre</em> qui sont très puissants.
Catherine Belkhodja : la compagne
<em>Actrice de cinéma et de théâtre, réalisatrice et éditrice, Catherine Belkhodja fut également la compagne de Chris Marker pendant des années.</em><strong>Durant cette rétrospective Chris Marker au centre Beaubourg seront diffusés des films que Chris Marker ne voulait plus voir projetés (Lettre de Sibérie, Un Dimanche à Pékin?). Pensez-vous que c?est une bonne chose qu?on puisse avoir à nouveau accès à ces films, ou n?est-ce pas aller un peu vite en besogne, un peu plus d?un an seulement après la disparition de Chris Marker ?</strong>Je n?ai pas encore reçu la programmation, mais il est assez probable que parmi les films sélectionnés, figurent certains films que Chris ne souhaitait plus montrer pour de multiple raisons. Parfois tout simplement parce qu?avec le recul, il ne voyait plus les choses sous le même angle, ou du moins, il ne souhaitait plus présenter les choses de la même façon. D?autres fois, c?était par simple excès de modestie : Chris a toujours été d?une grande exigence. Il retravaillait ses mots, ses phrases, ses tournures avec beaucoup de soin et d?acharnement. Quand il avait des réserves, il ne voulait pas montrer son travail. Mais quand il condescendait à montrer ce qui lui semblait mauvais ou inachevé, il y avait aussi des choses très belles.Ainsi, Chris m?avait toujours interdit de lire son roman. Pour lui, c?était un péché de jeunesse sans intérêt. Je n?avais même pas imaginé désobéir car j?aurais eu l?impression de pénétrer dans la pièce interdite de Barbe Bleue. Je n?avais même jamais cherché à me procurer cet ouvrage. Un jour pourtant, j?ai été confrontée à un dilemme : le festival de la Charrière à Lille m?avait invitée à présenter des films de Chris et à animer des débats, ce que j?avais accepté avec plaisir. Mais Louisette, Fareniaux ,la fondatrice et directrice du festival, tenait beaucoup à ce que je lise un extrait de ce roman : « Le c?ur net ». J?étais partagée entre l?envie de découvrir cet ouvrage, et l?injonction de Chris. Je m?en étais sortie avec une pirouette : « l?ouvrage était épuisé et je n?avais aucun exemplaire du livre. » Mais rapidement, j?ai reçu en cadeau un très joli exemplaire relié en cuir. Je n?avais pas d?autre alternative que d?accepter, sous réserve de choisir un extrait qui me conviendrait. J?avais assuré mes arrières en négociant à l?avance que si je n?aimais pas l?ouvrage, je lirais alors un extrait du « dépays ». Ce superbe texte devait déjà faire l?objet d?une lecture avec Etienne Sandrin au Couvent des Bernardins, au printemps prochain.J?ai donc lu « le c?ur net » dans le train pour Lille. J?étais stupéfaite et bouleversée de découvrir dans cette ?uvre de jeunesse, tous les ingrédients déjà de son futur film : La jetée. Chris a totalement sous-estimé son premier -et dernier - roman. Ce qui me choquerait davantage, en revanche, ce serait de découvrir dans l?exposition des documents plus confidentiels. Certains constituaient des pistes de travail et n?étaient pas faites pour être montrées dans l?état. Chris était un chercheur et un créateur infatigable. Certains secrets de cuisine doivent rester ses secrets mais je me réjouis que ses films soient montrés à un public plus élargi, lorsque c?est dans l?esprit du respect de l?auteur. A signaler, l?excellent travail cet été de Potemkine , lors de la nouvelle sortie du Joli mai, auquel les exploitants ne croyaient pas beaucoup , mais qui a passé la barre des 50 000 entrées. <strong>Avant de le rencontrer, connaissiez-vous ses films ?</strong>Je connaissais bien sûr la Jetée, mais je ne connaissais pas encore toute la cosmogonie Chris Marker <strong>Dans quelles circonstances l?avez-vous rencontré ?</strong>J?avais à peu près 16 ans quand je l?ai rencontré Chris. Dominique PaÏni, qui n? était pas encore directeur de la Cinémathèque française, organisait régulièrement des stages d?initiation au cinéma pour PEUPLES ET CULTURES. Ces stages accessibles à tous les jeunes permettaient de découvrir des oeuvres rares, suivies de débats avec les auteurs.C?était absolument formidable ; On habitait tous dans une grande maison, on voyait des films magnifiques et on en parlait ensuite pendant des heures. Je retrouvais l?ambiance passionnée de la Cinémathèque d?Alger que j?avais fréquentée durant toute mon enfance. Chris était venue présenter L?Ambassade et nous avions longuement parlé ensuite de son film et du «Château de l?araignée » de Akira Kurosawa. Chris a toujours eu une fascination pour Shakespeare. Je l?ai vu disparaître sur sa moto et nous ne nous sommes pas revus pendant quelques années.J?ai de nouveau entendu parler de lui en 86, au moment de l?émission TAXI que je présentais sur ARTE. J?interviewais des personnalités dans une grande Cadillac noire. Le producteur de l?émission Philippe Alfonsi était très fier de m?annoncer que nous avions un véritable fan : C?était Chris. Cela m?avait fait vraiment plaisir. Chris a toujours été un spectateur actif, donnant son avis très tranché sur les programmes.Nous nous sommes retrouvés par le biais de la philosophie : Je participais à la création du journal « la légende du siècle » dirigé par Roland Castro. A l?époque, je cherchais à vendre le concept d?une émission de philosophie avec mon co-auteur Marc Sautet, avec qui nous avions lancé les premiers café-philos. Nous avions présenté le concept à plusieurs producteurs mais aucun ne voulait se lancer dans cette aventure. J?avais contacté aussi Jean Pierre Ramsay, qui avait invité Chris à se lancer dans « l?héritage de la chouette » J?ai revu Chris par hasard à la Bastille et nous ne nous sommes plus quittés ! On se promenait dans Paris et Chris me montrait les endroits qu?il aimait. On parlait beaucoup et on s?écrivait. Lui, des lettres très courtes , toujours pleines d?humour et d?esprit. Moi, des lettres très longues .Il tenait beaucoup à ce que je participe au banquet de Platon dans l?héritage de la chouette. J?y fais effectivement une furtive apparition, vêtue d?une longue robe où je ponctue les discours d?une note pincée sur une lyre. Chris avait fait beaucoup de photos sur cette première séquence et me disait en riant que Simone Signoret avait commencé sa carrière en faisant une brève apparition dans les Enfants du Paradis ! L?héritage de la chouette est un monument qui a failli disparaître car Onassis s?opposait à sa diffusion. Chris a dû faire un procès, qu?il a gagné, pour sauver sa série.<strong>Vous a-t-il dit ce qu?il aimait chez vous ?</strong>Chris me disait que pour lui, j?étais une héroïne évadée d?un livre de Giraudoux. Il me disait que mes dialogues étaient du pur Giraudoux. Il est vrai qu?avec lui, je me sentais totalement sur la même longueur d?onde et qu?il m?avait adoptée telle que j?étais. Nous parlions de grandes choses mais beaucoup aussi des petites choses, qui n?intéressent pas toujours les communs des mortels. <strong>Racontez nous votre relation</strong>Je lui envoyais mes textes , mes images , mes photos. Par la suite, il m?a appris à tenir une caméra et je lui ai montré mes premiers bouts d?images. Des reportages ou des petits films inclassables avec de longs monologues assez loufoques sur la vérité ou sur les nuages. ..Des petites démonstrations philosophiques avec une certaine rigueur logique , à la limite de l?absurde. Chris aimait beaucoup ces petits films et il en avait intégré certains extraits dans Zapping Zone. Il aimait regarder mes rushs et me faisait l?honneur de les pirater parfois, car Chris revendiquait le pillage comme un art à part entière. Il m?a aidée aussi au montage de quelques vidéos , des petits films d?art assez confidentiels, que je présentais dans mes expositions. Il tenait beaucoup à conserver mes originaux, car il craignait qu?ils tombent dans la quatrième dimension. Par la suite, Chris m?a fait tourner dans « Getting away with it »C?était une commande du producteur Michael Shamberg , très connu dans la sphère underground New-Yorkaise : Il aimait faire appel à ses nombreux amis artistes pour des projets toujours un peu décalés. D?ailleurs lui ? même est devenu curator, puis artiste lui aussi avec des expositions collectives dans différentes capitales du monde, regroupées sous le label TURTLE. Mikael avait invité Chris à faire le clip de New Order mais Chris voulait sortir des studios, et ne pas se contener de filmer le groupe en studio. Comme Chris adore les animaux, il avait choisi de filmer dans le Château du Sauvage, au milieu des émeus et des wapitis. Le chef opérateur était Yves Angelo. Ce n?était pas simple pour moi de me laisser approcher par les émeus. Par la suite, le groupe a commandé un autre clip car les musiciens pensaient que dans le clip de Chris, on ne les voyait pas assez?Sur ma demande, Chris avait établi une autre version du clip, colorisée et stylisée. C?est une version assez difficile à trouver. Ma copie est restée dans les cartons de Chris et fait partie des objets qui ont mystérieusement disparus et qu?on recherche encore. Par la suite, Chris a utilisé certaines images du Château du Sauvage pour les intégrer dans LEVEL FIVE.
Un peu plus d’un an après sa disparition à l’âge de 91 ans, Chris Marker, le plus « connu des cinéastes inconnus », va bien finir par devenir célèbre. Exposition au Centre Pompidou et rétrospective de ses films, sortie massive de plusieurs dvd chez différents éditeurs, ceci après le succès cinématographique de la ressortie du Joli Mai au printemps : l’œuvre du réalisateur de La Jetée va pouvoir dépasser le cercle des initiés. Homme secret, refusant les entretiens, les photos, la promotion, bricolant des films dans son coin, hors format, hors genre, hors du cinéma, mais dans le monde (il a passé une partie de sa vie à parcourir la planète), Chris Marker est difficile à cerner. Il voulait que ses films parlent pour lui, mais à force de se cacher derrière des pseudonymes ou des avatars, le personnage avait fini par devenir pour ses admirateurs une figure romanesque sans égale, une sorte de Fantômas bienveillant du cinéma, un homme du futur (pour reprendre une image de son ami Alain Resnais), voire un « extraterrestre » pour le cinéaste chilien Patricio Guzman (Nostalgie de la lumière). Les gens qui l’ont côtoyé confirment que l’homme était à la hauteur de son mythe. Rencontre avec ceux qui l'ont connu de façon plus ou moins proche.Nicolas Rioult- Rétrospective « Planète Marker » au Centre Pompidou, du 16 octobre et 16 décembre 2013.- Arte sort un coffret rassemblant des films déjà disponibles (La Jetée, Sans Soleil…), Le Joli Mai, mais aussi beaucoup de films rares (Mémoire pour Simone, Loin du Viet-Nam…) - Tamasa édite un coffret contenant Lettre de Sibérie, Un Dimanche à Pékin, Level 5 (tous inédits sur le support), ainsi qu’un documentaire consacré au premier film de Marker, Olympia 52
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