Dans le cinéma français actuel, faire un film comme The Search, sur les drames de la guerre en Tchétchénie est un énorme pari. C’est aussi de votre part la remise en jeu de votre statut de cinéaste multi-récompensé pour The Artist, film dont le succès vous a forcément dépassé.Dépassé ? Oui et non. Dans ma vie de tous les jours, ça ne change rien. Je vois bien que certains se demandent si je mérite ou non ce que l’on a pu dire de mon travail. Mais c’est une question que je refuse de me poser. Parce que si je me dis que, oui, je le mérite, je deviens dingue, parce que personne ne mérite un truc pareil. Et si je me dis que je ne le mérite pas, c’est pire, parce qu’alors, je me vis comme un imposteur. Mais pour revenir à la question, le succès et l’Oscar m’ont permis de faire The Search, et m'ont sans doute donné la confiance nécessaire pour le mener à bien, alors que c’était très nouveau pour moi.En quoi ?Jusque-là, dans mes films, je n’avais jamais instauré un rapport direct avec le spectateur, je jouais sur les codes, on avait conscience d’être au spectacle, les blagues faisaient office de filtre. Là, c’est très premier degré…. Je suis moins protégé.Le langage et son évolution, la parole ou son absence, sont des thèmes très importants dans vos films, depuis les doublages de La Classe Américaine et le muet de The Artist, jusqu’à l’enfant tchétchène qui « perd la parole » dans The Search. C’est une préoccupation consciente ?Non, mais quand vous le dites, je constate que c’est là. Ça doit être lié à une sorte d’interdit familial avec lequel j’ai grandi. Mes parents étaient immigrés, et le principe dans ma famille était de s’intégrer sans trop se faire remarquer, sans prendre la parole à tout bout de champ. Et puis, en grandissant, j’ai pris conscience du fait que la parole, c’est le vrai pouvoir. Dans un débat, ce n’est pas la meilleure idée qui l’emporte, mais celui qui s’exprime le mieux. C’est quelque chose qu’on ne nous apprend pas à l’école. On apprend à lire, à écrire, à compter, mais pas à parler. C’est très dommage que ce ne soit pas plus valorisé.Dans The Search, il n’y a aucun plan de paysages. Toutes les images du film sont portées par une dimension humaine, avec un personnage à l’écran. C’est exprès ?Ça ne m’étonne pas. Même s’il y a quand même des plans larges, mon obsession était d’être à hauteur d’homme, tout le temps. Je voulais mettre de l’humain, et même de l’humanisme, partout. Je devais me confronter à des enjeux cinématographiques très nouveaux pour moi : le premier degré, la réalité historique, et puis la représentation de la violence, la mort, la cruauté, la souffrance, l’insupportable. Comment montrer l’insupportable, sachant que la réalité de l’armée russe est bien pire que ce que j’ai mis en scène dans le film ? Comment donner l’idée de l’insupportable sans donner la nausée au spectateur ? Il fallait trouver des équivalents filmiques à certains témoignages terribles que je ne pouvais pas reproduire tels quels.Le film est-il conforme à l’idée que vous vous en faisiez à l’origine ?Non, pas exactement. Je pensais que le thème du film serait l’engagement, qu’il parlerait d’une fille (jouée par Bérénice Béjo, NDR) pour laquelle les choses sont dans un premier temps très abstraites, des cartes, des chiffres, des statistiques, et qui s’engage au fil du film de manière plus émotionnelle, plus personnelle. Et puis finalement, c’est le thème du témoignage qui s’est révélé central… Je pensais aussi que ce serait plus mélodramatique. J’en étais tellement sûr que j’ai décidé dès l’écriture de ne pas recourir à de la musique.Pourquoi ?Pour que ce ne soit pas trop dégoulinant. La musique t’indique une émotion, elle te guide, elle est là pour « déclencher » la larme. Or, je pensais que ce que racontait le film était suffisamment chargé comme ça. Attention, je suis super content de me laisser aller pendant la séquence d’émotion d’un film d’Adam Sandler, quand ils envoient les violons. Mais pour The Search, je me trouvais face à une question de pudeur et de respect vis-à-vis de gens qui ont vécu ça, et je ne voulais donc pas utiliser ce type d’artifice. Croiser plusieurs histoires permettait aussi d’instaurer un peu de distance, d’avoir de l’empathie avec chaque personnage sans tomber dans la surenchère. L’idée, c’était de parvenir à être à la fois très pudique et très proche. Certains trouveront peut-être le film un peu froid à cause de ça, mais je pense que c’est plus juste.Vous disiez avoir dû vous demander comment filmer la violence ou la mort. Quand on pose cette question, on imagine « comment filmer quelqu’un en train de mourir ? » Vous, vous avez presque exclusivement filmé des gens déjà morts.Oui. Je trouve que le ballet des hélicoptères qui embarquent des soldats bien vivants pour les emmener au front et qui ramènent ensuite des cadavres est plus fort que de voir des cascadeurs faire semblant de mourir à l’écran. J’avais travaillé sur un projet de film sur les frères Guérini, et j’avais déjà évité les mitraillages en règle, même si je peux aimer ça dans une version plus « pop » dans les films de mafia de Scorsese, par exemple. Pour ce projet sur les gangsters marseillais, je m’étais inspiré des clichées de Weegee, le photographe américain auteur de nombreuses photos de morts, la nuit, quand il accompagnait la police. C’est resté une référence visuelle importante pour The Search.La partie sur le soldat russe et la partie sur Bérénice Bejo fonctionnent sur des registres émotionnels si différents qu’il fallait éviter d’aller trop loin, pour leur permettre de s’assembler ensuite.Oui. Il fallait faire en sorte qu’il n’y ait ni trop de miel d’un côté, ni trop de sang de l’autre… Le danger, quand tu fais un film dont le propos te tient très à cœur, c’est soit de se faire un peu écraser par son sujet et d’oublier de faire du cinéma, soit de faire trop de cinéma, et que ça devienne un peu indécent. Je pense que sur un tel sujet, qui exige de la réserve et une certaine dignité, il vaut mieux qu’il y ait un peu moins de cinéma, plutôt que trop. Dans mon dialogue avec mes distributeurs, j’utilisais l’expression « c’est de l’émotion bio. » Il n’y a pas d’ajouts artificiels, pas de musique grandiloquente, pas d’effets trop voyants. Même la scène de fin est traitée comme une anti-scène, presque un non événement, alors que j’aurais pu choisir de faire pleurer tout le monde, mécaniquement. Pour moi, c’est plus émouvant comme ça.Entretien Guillaume BonnetThe Search de Michel Hazanavicius avec Bérénice Bejo, Annette Bening, Maxim Emelianov sort aujourd'hui dans les salles Lire aussiMichel Hazanavicius revient sur la genèse compliquée de The SearchBérénice Bejo : "Pendant la fabrication de The Search, j'ai vraiment été là pour Michel"
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