Rencontre avec la showrunneuse de la nouvelle série horrifique HBO.
Inspirée du livre de Matt Ruff, Lovecraft Country raconte l’histoire d’Atticus Freeman, un jeune vétéran afro-américain de la guerre de Corée qui, accompagné de son amie Letitia et de son oncle George, part à la recherche de son père disparu. Durant leur road trip au coeur l'Amérique ségrégationniste des années 50, ils devront faire face au racisme ambiant et à des créatures terrifiantes tout droit sorties des nouvelles de Lovecraft. La showrunneuse Misha Green nous explique comment elle a mis au point la nouvelle sensation made in HBO, diffusée en France sur OCS.
Lovecraft Country : les monstres du passé ne meurent jamais vraiment [critique]Votre précédente série, Underground, a été diffusée un peu en catimini en France. Mais elle ressemble à une matrice de Lovecraft Country, dans le sens où vous utilisiez déjà le cinéma de genre pour parler de la condition des Noirs aux États-Unis.
Misha Green : Exactement. L’histoire d’Underground a beau se dérouler durant l’esclavage aux États-Unis, c’est un film de casse où les protagonistes doivent s’emparer ce qu’ils ont de plus précieux : leurs propres vies. Et je voulais quelque chose de très moderne dans la forme, pas un vieux tableau poussiéreux. C’était très compliqué à pitcher aux chaînes à l’époque, j’avais du mal à leur faire comprendre à quoi allait ressembler la série sur le long terme. Donc toute cette expérience a été précieuse pour la création de Lovecraft Country. Même si ici je m’attaque au genre horrifique et que ça change évidemment tout, j’avais déjà quelque chose de concret à montrer.
Lovecraft Country repose sur délicat mélange entre le pur cinéma de genre, la citation lovecraftienne, la reconstitution historique et le message politique. Comment trouve-t-on le bon équilibre ?
L’idée géniale du bouquin, c’est la relecture d’un pan historique de la science-fiction et de l’horreur à travers des personnes noires, qui d’habitude en sont pratiquement exclues. J’ai le plus grand respect pour le cinéma et la littérature de genre, je connais par coeur les clichés et les tropes. Du coup je sais exactement quelles sont les limites, et ce qui est vraiment effrayant. Mais comment s’appuyer sur ça pour bâtir une série « lovecraftienne » ? Comment en donner suffisamment aux fans tout en les surprenant ? Voilà le genre de questions que je me posais, et j’imagine que Lovecraft en faisait de même quand il n’était pas occupé à être un gros raciste ! (Rires.) Ce que je voulais surtout, c’était que les personnages soient « vrais ». Qu’on flippe pour eux. Il fallait de l’émotion, de la profondeur. C’est un manège à sensations, mais il ne produit ses effets que si on est au côté des personnages. Sans ça, aucun effet spécial n’allait nous sauver.
Vous parliez de clichés, que vous semblez beaucoup vous amuser à détourner. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette démarche ?
Les clichés, ça peut vite devenir un piège. Mais il ne faut pas s’en priver tant qu’on sait ce qu’on fait. Par exemple, dans une histoire de maison hantée, tout le monde veut voir cette scène où on entend frapper à la porte au moment où on s’y attend le moins. Les personnages tournent doucement la tête et… mon Dieu, mais qu’est-ce qui va se passer ? J’aime jouer avec ces codes. Si tu sais ce à quoi le public s’attend, alors tu peux te permettre de le surprendre et de partir radicalement vers autre chose. Quand tu fais du cinéma de genre, je crois que c’est là que le storytelling est à son apogée.
Et dans Lovecraft Country, l’horreur vient souvent de l’Histoire elle-même. Comme avec ces « sundown towns » dont je n’avais jamais entendu parler.
Ah, vous non plus ? J’ai appris ça dans le livre de Matt et j’ai halluciné. Imaginez que dans toute l’Amérique, il y avait des villes où les Noirs devaient quitter les lieux dès la nuit tombée. C’est complètement dingue. À l’époque, je me disais que si on mettait ça dans un film d’horreur, les gens n’y croiraient pas une seconde ! Mais voilà exactement le type de choses qu’on voulait mélanger avec des références fantastiques ou horrifiques, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques. Pour chaque épisode, on avait une liste de bouquins et de longs-métrages qu’on connaissait absolument par coeur. Parce qu’on ne peut pas la faire à l’envers aux fans de genre, ils savent tout sur tout.
Avec l’explosion du mouvement Black Lives Matter, vous n’auriez pas pu sortir la série à un meilleur moment…
C’est un hasard total, on travaille depuis très longtemps sur Lovecraft Country. Évidemment, la série est dans le bon timing par rapport à l’actualité aux États-Unis. Mais tout ce qui se passe en ce moment n’est en fait que le résultat d’une accumulation de frustrations. Ce qui change, c’est que les gens ne veulent plus détourner le regard. Ça me réjouit, parce que c’est exactement l’idée que j’essaie de faire passer à travers mon art : regardez les choses en face.
C’est un peu le mantra de Jordan Peele. Logique de vous voir travailler ensemble (NDLR : Peele produit la série).
Absolument ! Mais au début, je n’étais pas vraiment partante pour bosser avec lui. Pour moi c’était un comique, et ça n’allait pas du tout coller avec mon projet (Rires.) Et puis mon agence m’a demandé de le rencontrer : « Non, non, tu te trompes, il fait de l’horreur maintenant. Et puis vous êtes tous les deux Noirs ». Donc forcément, on allait être les meilleurs amis du monde, c’est logique (Rires.) Il m’a montré Get Out, et là j’ai compris qu’on était sur la même longueur d’ondes. Je crois qu’on fait exactement la même chose, à savoir partir du genre pour montrer que les monstres ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Mais sans jamais avoir l’air de donner une leçon au spectateur.
Comment expliquez-vous que l’horreur sur petit et grand écran redevienne politique depuis quelques années, alors qu’elle ne l’a plus été pendant longtemps ?
Je pense que pas mal d’artistes avaient peur de prendre parti. Beaucoup de gens se sont vautrés dans le confort, bien tranquilles dans leurs grandes maisons, au bord de la piscine. Il n’était plus question pour eux d’interagir avec le monde réel. Sauf qu’avec les réseaux sociaux, c’est devenu de plus en plus compliqué de ne pas voir ce qui se passe. Ça vous saute au visage. L’horreur permet d’un côté de divertir, et de l’autre de vous faire réfléchir. De vous ouvrir aux expériences des autres de façon fun, mais finalement très pragmatique. C’est rare. Je crois qu’un certain nombre d’artistes ont redécouvert ça dernièrement, et s’en servent pour faire passer un message politique.
Vous comptez vous arrêter à la fin de la saison 1 ou bien Lovecraft Country pourra continuer encore des années ?
On n’a pas encore officiellement commencé à travailler sur la saison 2 parce qu’on est encore sur la première (Rires.) Il reste un paquet de choses à faire côté effets spéciaux. Mais l’idée même de continuer me plaît beaucoup. Comme je vous le disais, le livre de Matt et notre série ont ouvert un nouveau monde où les gens de couleur trouvent leur place dans le cinéma de genre. Mais ça ne veut pas dire que ce n’est valable que pour les personnes noires. J’adorerais ouvrir encore un peu plus les choses pour des gens de toutes les couleurs de peau. C’est à la fois extrêmement intéressant et du pur bon sens en matière de storytelling. Quand tu peux te servir de la magie et du voyage dans le temps, tout devient possible. Surtout avec l’aide de HBO. Franchement, qui ne serait pas capable d’inventer de nouvelles histoires dans un univers aussi riche ?
Lovecraft Country, disponible sur OCS.
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