Première
par Frédéric Foubert
De quelle manière le capitalisme impacte-t-il l’amour, le sexe, nos vies sentimentales ? C’est l’une des questions qui court tout au long de la filmographie de Sean Baker, de Tangerine à Red Rocket. Et qui anime aussi Anora, son huitième long métrage, couronné de la Palme d’or au dernier festival de Cannes, et qu’on peut facilement décrire comme une variation moderne et malpolie sur Pretty Woman – avec beaucoup de coke, de vodka et de weed pour remplacer la sucrerie hollywoodienne d’antan. Comme la rom-com canonique avec Julia Roberts et Richard Gere, le film raconte en effet la rencontre, puis la romance compliquée, entre une travailleuse du sexe et un type plein aux as. Anora, c’est le nom complet d’Ani (Mikey Madison), strip-teaseuse et prostituée dans une boîte new-yorkaise qui, un soir, tombe sur un jeune Russe en goguette, Ivan (Mark Eidelshtein, très amusant en slacker pourri-gâté). Ivan s’entiche d’Ani, s’offre ses services d’escort, et l’invite dans son immense baraque de gosse de riche pour passer, moyennant 15 000 dollars, quelques jours en sa compagnie – des jours remplis de bacchanales mécaniques, sexe, fumette, jeux vidéo, rebelote.
Sean Baker filme à sa manière (faussement) bordélique, épouse les manières des mondes interlopes et vulgaires qu’il traverse : les box privés du club de Brooklyn où Ani et ses copines enchaînent les lap dance sur les genoux de clients pas très ragoutants, le palais nouveau riche d’Ivan, jusqu’à un hôtel de luxe de Las Vegas, où l’idylle tarifée prend soudain un tour merveilleux, quand Ivan décide d’épouser Ani. C’est le moment de bascule du film, l’annonce du mariage ne tardant pas à parvenir aux oreilles de la famille du jeune homme, en Russie – le clan envoie alors un prêtre orthodoxe dur à cuire et ses hommes de main afin qu’ils brisent l’union manu militari. Et Anora de virer à la comédie chaotique sous amphètes, un peu After Hours sur les bords, entre bagarres homériques, parenthèses hystériques et longue virée dans la nuit new-yorkaise, au sein de la communauté russe de Brighton Beach, là-bas, à Coney Island, dans le sud de Brooklyn… En réaction à une home invasion menée par les patibulaires émissaires des parents d’Ivan, la douce Anora montre les crocs – on connaissait le tempérament explosif de Mikey Madison depuis Once upon a time… in Hollywood de Quentin Tarantino (une autre histoire de home invasion, où elle jouait l’une des membres de la Famille Manson), mais elle impressionne encore plus dans cette odyssée de 2h20 écrite pour elle par Sean Baker, qui la voit passer par tous les états, tour à tour combattante et abattue, hargneuse et désenchantée.
On pense souvent devant Anora au Uncut Gems des frères Safdie, pour cet art de la digression, des scènes qui s’étirent, et s’étirent encore, comme un élastique, toujours sur le point de la rupture. Le cinéma des années 70 n’est pas loin non plus, pour la manière dont la très belle photo du chef opérateur Drew Daniels capte la froideur de l’hiver, ce sentiment de morsure qui perce même dans les moments les plus drôles et déjantés du film. Car si Anora se présente comme une comédie, c’est la puissance émotionnelle de son dernier acte qui fait vraiment son prix – et permet d’excuser les détours parfois un peu longuets pris en chemin. Il fait un temps glacial dans ce film, la neige tombe, on se doute que le conte de fées ne va pas durer. Igor, l’un des hommes de main – un prolo, comme Anora – conseille à la jeune femme de relever le col de son manteau pour ne pas attraper froid. Lui sait qu’au bout de la nuit d’ivresse, ce sera la gueule de bois, et le méchant coup de blues qui va avec.