Première
par Thomas Baurez
La fin du monde selon Oliver Laxe aurait un peu l’allure d’une pièce de Samuel Beckett, quelque-chose de solitaire et d’absurde qui entrainerait ses ouailles vers un ailleurs où l’humanité réduite à presque rien, devrait se démerder toute seule. Le vaste désert marocain étend son immensité flippante. Une poignée d’hommes et de femmes aura d’abord posé des murs d’enceintes au pied des falaises pour envoyer du gros son et bouger par saccade au rythme syncopé d’une musique transe. Au milieu de la free party, un homme (Sergi Lopez) est à la recherche de sa fille disparue. Accompagné de son jeune fils et d’un petit chien, il distribue des avis de recherche, s’adresse à qui veut/peut l’entendre. Puis l’armée viendra disperser cette foule déchainée. Cet hédonisme sauvage s’arrête brutalement. Le monde, on le comprend à travers des flashs infos, est bord du chaos sans que l’on sache s’il s’agit de notre présent ou d’une vision postapocalyptique à la Mad Max (et de fait dans ce vaste nulle-part la recherche d’essence sera vite un sujet)
Ceci posé, le film trace sa route avec une poignée de desperados ayant choisi de se frotter à l’inconnu. Road-movie déglingué et d’emblée condamné à ne mener vers un ailleurs supposément cosmique. Encore que, la mort frappe, brutalement. Le récit s’étiole au fur et à mesure pour ne garder qu’une ligne claire tout juste suffisante pour nous tenir en équilibre et en haleine. Sirāt renvoie au cinéma désenchanté de la fin des sixties -début des seventies (Easy rider, Macadam à deux voies, Zabriskie Point…) censé traduire la fin d’à peu près tout : rêves, espoirs, récits… Mais Laxe n’est pas dans la béatitude pop, son trip à lui, sans concession ne cherche pas à séduire par fétichisation. Et si deux enceintes posées sur le sable en plein cagnard évoquent les monolithes kubrickiens, le mystère que les images et les sons produisent ne convoquent pas vraiment la même métaphysique. Pour autant, à l’instar de 2001, la musique quand elle se fait entendre remplit tout l’espace, fait vibrer l’image donc le récit. Tous nos sens en ébullition. Nos héros, punks à chien égarés, sont sidérés par la violence du réel. Ils tiennent debout, avancent de plus en plus doucement, presque à tâtons pour ne pas réveiller un sol devenu destructeur.
Oliver Laxe, cinéaste-baroudeur de 43 ans, sonde sous la surface des choses le grand mystère de l’existence, « efface les preuves » d’un espace-temps trop identifié. Ses héros appartiennent toutefois à notre monde moderne. Le personnage incarné par Sergi López a l’allure du candide au milieu d’initiés. Pour autant, et c’est là où se loge le vertige, chacun est à égalité face à l’insondable et l’incommensurable. Savoir c’est reconnaître qu’on ne sait rien. « J’ai traversé sans réfléchir ! » lance le héros étonné lui-même d’avoir atteint l’autre rive. Par des effets cinéma identifiés (zooms avant, fondus enchaînés…), Laxe créait du sensible. Il y a de l’amour dans cette façon qu’ont les personnages de se surveiller les uns les autres. Tout autour d’eux, le vaste nulle-part répand son souffle. Il est recouvert par le rugissement des camions et des enceintes. Est-ce ce vacarme qui ramène l’humain à lui-même, à sa part idolâtre, et le met donc en danger ? De Laxe on avait déjà vu son vrai-faux docu Vous êtes tous des capitaines (2010) sur des gamins des rues de Tanger et surtout Mimosas, la voie de l’Atlas (2016), film-trip qui renvoie directement à ce Sirāt. On y suivait un homme un peu fou se perdre dans les montagnes. Il entraînait du monde à sa suite. Sa croyance divine lui servait de guide. Les protagonistes de Sirāt ont moins de certitudes. Ils avancent quand même. Aveugles, ensemble. Advienne que pourra. L’expérience est enivrante de bout en bout.