Première
par Frédéric Foubert
« Quelle heure est-il ? », demande l’interlocuteur-mystère au bout du fil. Bob Ferguson (Leonardo DiCaprio) n’arrive pas à répondre, il a un trou : il sait qu’il doit donner un mot de passe, appris par cœur dans le Manuel du révolutionnaire, mais ça fait un moment qu’il n’a pas ouvert ce bouquin. Il faut dire aussi qu’il a le cerveau grillé par les drogues et l’alcool, ingurgités à haute dose depuis des années. Sans mot de passe, impossible de rejoindre la planque où sa fille Willa (Chase Infiniti) a trouvé refuge, impossible de l’aider à échapper aux griffes de Steven Lockjaw (Sean Penn), un colonel raciste et sanguinaire. Il faudra alors à Bob un coup de main du prof de karaté de Willa, Sensei Sergio (Benicio Del Toro), pour retrouver ses réflexes d’homme d’action. Car, seize ans plus tôt, Bob était un combattant d’exception, expert en explosifs menant la guerre aux autorités au sein du groupuscule des French 75…
« Quelle heure est-il ? » est également une question que l’on peut se poser devant Une bataille après l’autre, le nouveau Paul Thomas Anderson. Ou plutôt : à quelle époque sommes-nous exactement ? Le film est lointainement inspiré d’un livre de Thomas Pynchon, Vineland, qui racontait la gueule de bois d’activistes radicaux des sixties en plein retour de bâton conservateur, sous Reagan, dans les années 80. Mais PTA a eu l’idée géniale de transposer cette intrigue dans l’Amérique contemporaine. Une façon pour lui d’échapper à la nostalgie baba et au décorum post-hippie qu’il a exploré plus qu’à son tour, à coups de Boogie Nights, Inherent Vice et Licorice Pizza. Une manière aussi de dire que la chape de plomb trumpienne qui s’abat actuellement sur les Etats-Unis est l’aboutissement d’une contre-révolution entamée de longue date, en réaction au militantisme soixante-huitard. Mais PTA fuit comme la peste les cours d’histoire-géo et le prêchi-prêcha politique : il se sert de ce brouillage des repères pour inventer une vision poétique de l’histoire US, un court-circuit temporel mêlant références d’hier et d’aujourd’hui, La Bataille d’Alger et Black Lives Matter, le prophète soul Gil Scott-Heron et la rappeuse Junglepussy, aboutissant à une fabuleuse farce dystopique.
Ne pas redouter pour autant que cette décoction politico-pynchonienne soit l’un de ces casse-têtes impénétrables dont PTA peut avoir le secret. Une Bataille après l’autre, au fond, c’est l’anti-Inherent Vice. Malgré la dégaine à la Big Lebowski de DiCaprio, ceci n’est pas un film-labyrinthe enfumé et imbitable. L’intrigue file droit et s’interdit les détours : il s’agit de sauver une jeune fille des mains de l’ennemi, comme dans une version inversée de La Prisonnière du Désert, avec des suprémacistes blancs dans le rôle des Indiens. Passé un premier acte où PTA malaxe, avec une fluidité et une musicalité époustouflantes, quantité de personnages, de lieux, d’informations, le film se met à foncer vers son point d’arrivée, calant son rythme-cartoon sur celui du personnage de DiCaprio (encore une fois génial), boomer déphasé mais finalement trop heureux de reprendre les armes. Une Bataille après l’autre vous plonge peut-être la tête la première dans le marasme politique américain contemporain (à commencer par l’exploration des franges les plus malades de son racisme ancestral), il le fait avec la générosité d’un grand spectacle du samedi soir, plein à ras bord de gags, de suspense, d’émotion, de courses-poursuites flingues à la main et pied au plancher. PTA a parfois pu donner l’image d’un esthète enfermé dans le piège de sa propre virtuosité. Ce ne sera pas le cas avec ce film à l’énergie démente, qui laisse son spectateur un grand sourire aux lèvres, le cœur qui cogne fort et les yeux exorbités.