- Fluctuat
Adapté d'un très célèbre conte populaire coréen, A tale of two sisters (Deux soeurs) arrive sans doute un peu tard. Malgré des habits de gala dont le drapé ne ferait pas honte à ses pairs, il risque de laisser un certain sentiment de déjà vu. Sa mise en scène alterne élégance, conscience de ses moyens, maîtrise de ses effets, mais manque de réel projet cohérent. Pourtant, cette nouvelle fiction made in Korea mérite de dépasser l'aporie du cinéphile blasé afin d'en découvrir les secrets cachés d'un espace jouant avec de drôles de souvenirs.
A tale of two sisters c'est un peu le petit chaperon rouge coréen. Un conte traditionnel maintes fois raconté, de bouche à oreilles, de génération en génération. Sauf que ce chaperon là est un petit peu schizophrène et se balade le visage pâle avec les cheveux lui cachant le visage (figure classique du fantôme coréen ou japonais qui est systématiquement représenté sous les traits d'une femme au visage dissimulé par de longs cheveux noirs). Autant dire qu'il est bien plus sombre et malade, cliniquement, que notre grand méchant loup. Transformé dans le film de Kim Jeen-won (l'un des réalisateurs de Three, sorti l'année dernière), sous les traits d'une belle-mère froide et étrange, ce loup mène un enfer à Su-Mi et Su-Yeon, deux soeurs qui retrouvent leur foyer à la sortie d'une cure en hôpital psychiatrique. Accompagnées d'un père peu à l'écoute, les soeurs solidaires se plongent rapidement dans les photographies du passé à la recherche d'une mère disparue. Jusqu'à ce que des évènements étranges, des apparitions, surviennent dans la maison et commencent lentement à compliquer la situation.Nombreux seront ceux qui avec A tale of two sisters s'amuseront à compter les points. En effet le film ratisse large. Il fait son panier en n'hésitant pas à convoquer scènes et figures largement empruntées des dernières merveilles horrifiques de Nakata (Ring, et Dark water surtout) ou de Kurosawa Kiyoshi (Kaïro), en passant par quelques réminiscences d'Hitchcock (Psycho), un récit construit comme chez Shyamalan (Sixième Sens), une scène d'hystérie proche d'Epidemic (Lars Von Trier) ou encore, en moins évident mais avec tout de même un point de départ presque identique le Totoro de Miyazaki. Mais peu importe ces archétypes et références qui amuseront le cinéphile bavard. Moquons-nous d'une architecture bancale hésitante (film de peur néo classique ? Espace mental ? On ne tranche pas, ou mal, et tant mieux), ou d'effets jouant plus volontiers sur l'étrange que l'horreur, pour ne garder que ce qu'il y a à voir et surtout à regarder. A tales of two sisters a quelque chose. Un truc à lui qui ne lui appartient peut-être pas (paradoxe ?). Un espace dépliant une série de relations sous forme de plis.Ce qui se plie et se déplie c'est la maison. Vivante au travers des images, lumières, couleurs, objets et motifs (tapisseries, tissus, photographies), qui font que chaque partie du décor exalte une présence, en devient une image en souvenir. Un rapport constant avec la psychose de Su-mi qui investit les parcelles les plus infimes de l'espace ou objet, pour en faire de manière très sensible un lieu ou une chose habitée par ses propres souvenirs. Ce qui se crée ici par des plis - engendrant l'idée d'un baroque permanent de formes à la fois perceptibles, sensibles, visibles et venant de loin- c'est cette succession de scènes où les surfaces, le décor, agissent avant l'action. En allant des maisons hantées de notre enfance jusqu'aux souvenirs les plus intimes de nos maisons de poupées, A tale of two sisters vogue entre peinture d'un espace mental malade et petites réminiscences subjectives transfigurées au travers des matières. Lesquelles coagulent du nous en moins, pour permettre au regard d'investir un espace transformé en un site où les images nous sont étrangement et potentiellement familières. Petit objet fait d'images en souvenir, en réactualisation, le film de Kim Jeen-won est une brocante inquiétante.
La maison est ici un espace protéiforme au travers duquel passe le souvenir du personnage et les nôtres, et c'est à peu près tout ce qui nous importe : que cette maison soit poreuse, qu'elle puisse se déplier (La maison des feuilles ?) même si le champ ne l'ouvre pas en apparence. Ce qui au fond détermine presque tout dans A tale of two sisters : un espace de valeurs, de fonctions, de radiations, qui à partir d'objets, de lumières, d'ombres créent des séries de prolongements filmiques propres à être investis par le regard. Pure matière à sensation et extrapolation, A tale of two sisters ne prouve peut-être pas qu'il est un grand film (multiples rebondissements qui peinent à trouver une fin), mais il laisse des traces troublantes par ce qui se fait de plus en plus rare, un espace de cinéma que l'on peut habiter, un peu comme le château de Dracula de la Hammer films.Deux soeurs (A tale of two sisters)
Un film de Kim Jeen-Won
Avec : Kim Ghab Soo, Lim Soo-Jung, Yeom Jeong-Ah, Moon Keun Young.
Sortie nationale le 16 juin 2004[Illustrations : DR Bac Distribution]
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