L’une des plus grandes figures du cinéma français est décédé à l’âge de 88 ans. Quel acteur était au juste Delon ? Hommage
Pour parler d’Alain Delon qui vient de mourir à l’âge de 88 ans, on pourrait se contenter d’enquiller les formules prêtes à l’emploi : « légende », « monstre sacré », « monument », « figure tutélaire », « mythe vivant »... ; citer les hits devenus instantanément des classiques : Plein Soleil, Le Guépard, La Piscine, Le Cercle Rouge, Le Clan des Siciliens ou encore Borsalino... ; nommer ses conquêtes comme autant de perles qu’il aura pour la plupart aidé à briller (la Romy Schneider période Piscine par exemple), ou encore revenir sur la part sombre et égotique d’un homme débarqué dans le grand bain de cinéma sans l’avoir vraiment demandé et, comme l’eau y était plutôt bonne et lui renvoyait un reflet flatteur, est finalement resté. Lors de l’obtention de sa Palme d’or d’honneur en 2019, Delon, ému aux larmes (qui n’étaient à priori pas celles d’un crocodile) a balancé cette formule pleine de bon sens : « Ce qui est difficile maintenant c’est de partir. » Façon de réaffirmer qu’une vie aussi pleine que la sienne demandait une disparition à la hauteur.
En mars 1996 face à Bernard Pivot dans un Bouillon de Culture qui lui était entièrement consacré, l'acteur avouait avoir choisi comme épitaphe ces mots d'Alfred de Musset:
"J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelques fois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ait vécu, non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui… "
On lui laissera l'interprétation de "l'orgueil" dont il semblait gorgé.
La rencontre au sommet Signoret - Delon
Malheureusement, on se serait bien passé des dernières années où le patriarche affaibli s’est retrouvé au milieu d’une guerre fratricide rappelant peut-être que l’enfance chaotique de Delon ne pouvait in fine engendrer autre chose qu’un drame pseudo-shakespearien à l’heure des réseaux sociaux. L'homme s'est servi de son enfance ballottée pour justifier ses errements:
" Oui, j'ai été un petit voyou. Vous savez, la prison, je la voyais tous les jours quand j'étais môme. Ma famille d'accueil vivait à Fresnes près de la prison."
On se serait bien passé aussi du Delon 80’s devenant tel le Gabin qu'il a toujours admiré, ce père à la morale très douteuse (complicité avec l'extrême droite, saillies homophobes...) ... Tout ça pour dire que ces idées de « mythe » ou de « légende », ne valent que si on accepte d’y voir la beauté et la saleté qui s’y cachent. Le temps, on le sait, effacera partiellement des tâches pour ne garder que ce qui reste une fois la grande lessive médiatique passée : les films et les rôles.
Intensité et limites
Ces derniers sont pour la plupart tous bien connus (encore que, une filmo bis est à faire) et il est intéressant de se demander : Quel acteur était au juste Delon ? Pour cerner son (non) jeu, il faut rappeler que son éclosion (la fin des années cinquante) est contemporaine de celle de la Nouvelle Vague qui impose alors des nouveaux modèles. Le cinéma sort des studios, s’installe dans la vraie vie et construit ses fictions sur le trottoir. Le naturel efface la théâtralité. Pendant que Belmondo descend à la cool les Champs-Elysées avec Jean Seberg dans A bout de souffle de Godard, Delon, tempétueux, navigue lui dans Plein Soleil du plus classique René Clément. Et déjà s’impose un style hors mode, hors concours. Delon l’autodidacte ne cherche pas la composition et mise déjà sur son charisme électrique pour exister. Là où d’autres pourront sauter d’un registre à l’autre (Bebél donc !), le comédien coincé dans sa technique fera de cette limite la qualité première de sa présence.
“Un comédien c'est une vocation, un métier qui s'apprend, c'est un choix de vie. Un acteur c'est une personnalité, forte en général, prise et mise au service du cinéma par un concours de circonstances.”
"Personnalité" bien sûr rehaussée par une évidente, insolente et injuste beauté que la caméra a tout de suite adorée.Delon n'était dupe de rien:
"Il faut quand même que je dise merci à ma mère, car c'est elle qui m'a donné la gueule que j'avais et tout est arrivé grâce à cela. J'ai tout eu grâce à cette beauté..."
Le Samouraï revient en 4K
En cela Le Samouraï de Jean-Pierre Melville (1967), où sa froideur spectrale hante le cadre est une référence indépassable. Delon monolithique parle peu, bouge tel un automate, transperce chaque gros plan de l’intensité de son regard et claque des portes qui sont autant de points de suspension dans la grammaire du film. Cette prédisposition à la retenue – vaguement hautaine – n’empêchait pas d’y ajouter un soupçon de miel comme dans Rocco et ses frères ou Le Guépard où Visconti aura le mieux travailler cette opposition entre la glace et le feu.
Spectre de lui-même
Delon n’était pas un grand acteur, il était grand tout court, forcément encombré de lui-même, totalement à son aise à la table de ses modèles (Gabin, Ventura...) Il était devenu avec le temps tellement conscient de son être et son paraître, qu’il s’est tenu à distance des artistes au profit d’artisans acquis à sa cause : Deray, Verneuil, Granier-Deferre, Giovanni... Au milieu des ces seventies qu’il arpente en toute virilité, on trouve paradoxalement des failles qui constituent par une réaction presque chimique, ses plus belles incarnations : Un flic de Melville, film mal-aimé qu’il traverse fantomatique tel un héros délavé ; Le Professeur de Zurlini, où poches sous les yeux, larmes en attente, fêlures en bandoulière, désarmé face à la complexité de l’existence, il est tout simplement magnifique ou encore Monsieur Klein de Losey, chef d’œuvre où sa dualité intérieure donnent à chacun de ses gestes une inquiétude troublante.
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Seul sur son île
Il est aussi intéressant de se rappeler que Jean-Luc Godard du haut de sa tour d’ivoire s’est frotté à Delon dans Nouvelle Vague (1990). Les deux « légendes » se toisaient avec respect et distance. Un reportage d’époque sur le tournage montre ainsi un Delon circonspect face aux méthodes iconoclastes d’un cinéaste qui peut passer des heures, voire des jours, sans enregistrer une seule image. Delon y sera magnétique. Preuve que les contours de l’homme ne pouvaient être circonscrites aux seules frontières de son image. Si parler de soi à la troisième personne est ridicule, elle permet surtout d’installer son égo sur une île sur laquelle personne ne peut accoster. Une façon comme une autre de se protéger. Voilà pourquoi le je(u) en sourdine ne peut pas vraiment faire école. Car contrairement à la générosité d'un Belmondo, la distance instaurée par Delon est inatteignable. Delon aura quitté régulièrement le sable chaud de lui-même pour naviguer jusqu’à nous, vers un monde qui soudain s’accordait à ses désirs. Qu’importe si la traversée était houleuse ou douce, un fois sur place, le héros accomplissait ses travaux et repartait avec ses secrets, ses tristesses et ses doutes. On peut les retrouver à loisir dans chacune des traces qu’il aura laissé sur l’écran.
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