Rencontre avec Carmen Jaquier, réalisatrice de ce récit initiatique d’une sensualité envoûtante autour de la découverte du désir chez une jeune femme qui s’apprêtait à entrer dans les ordres
Comment naît chez vous l’idée de raconter l’histoire de cette jeune femme Elisabeth qui, après plusieurs années passées dans un couvent, s’apprêtait à rentrer dans les ordres avant que la mort subite et mystérieuse de sa grande sœur ne la conduise à rentrer dans sa famille ?
Carmen Jaquier : La première étincelle vient de la lecture d’un fait divers sur deux adolescents qui s’étaient immolés par le feu dans une banlieue de Berlin. Un articlee sans noms et sans contexte, jeté dans les pages d’un journal. Ca m’avait tellement choquée que j’ai commencé à penser un film autour de la vie de ces jeunes personnes que j’ai élargi peu à peu aux filles et aux garçons qui les entouraient, à leur manière de découvrir ensemble l’amour et l’amitié et de construire par rapport à ça. Mais la vraie étape décisive a été de découvrir, après sa mort, les carnets de ma grand- mère, où, de son enfance à la fin de sa vie, elle y a dialogué avec Dieu sur ce qu’elle avait vécu dans sa journée : ses relations avec sa famille, avec les animaux qui l’entouraient… Cette lecture m’a fascinée et a eu un impact direct sur mon écriture en faisant de l’héroïne de Foudre une jeune fille de 17 ans et en situant le récit dans le Valais du 19ème siècle, le lieu et l’époque où ma grand- mère a grandi.
En enquêtant sur les circonstances de la mort de sa sœur Innocente, Elisabeth va se rapprocher de trois jeunes hommes dont celle- ci, qualifiée d’enfant du diable par tout le village, était intime. Et dès lors, le récit initiatique que vous déployez devient celui de l’éveil du désir chez cette jeune femme. Comment en avez- vous construit la sensualité à l’image avec votre directrice de la photo Marine Atlan (Le Ravissement) ?
J’ai fait beaucoup de dessin et surtout de la photographie dans ma jeunesse. Donc l’écriture de mon scénario est beaucoup passé par l’image et j’ai eu très tôt une idée précise des scènes que vous évoquez. Mais Marine a emmené tout ce que j’avais en tête encore plus loin. On s’est rencontré assez tard, quatre mois avant le tournage seulement. Mais il y a a eu quelque chose de fulgurant dans notre collaboration. On s’est senti très proches dès le premier rendez- vous, avec un vocabulaire commun. On a immédiatement parlé matière et visages avec des références qui allaient de Pasolini à la simplicité de Bresson puis on a vite inclus dans nos discussions la manière dont la nature allait jouer un rôle essentiel dans cette représentation des corps à l’écran. Avec comme modèles le cinéma de Jane Campion mais aussi des photographies de Sally Mann. On a composé tout cela couche par couche, de manière empirique, à commencer par la présence fantomatique régulière d’Innocente, autour d’Elisabeth.
Une scène symbolise la sensualité troublante mais jamais dérangeante ou provocatrice que j’évoquais. Celle des premiers baisers qu’elle échange avec ce trio de garçons…
Cette scène était pour moi cruciale. Elle devrait traduire toute l'intimité des premières fois, au cœur d’un lieu splendide, cette prairie entourée de montagnes enneigées. Je savais que je voulais me concentrer sur les visages. Et avec Marine, on a pris le parti de la longue focale qui allait nous permettre d'être loin des comédiens pour leur permettre une réelle intimité mais aussi de coller leurs visages contre ces montagnes et ainsi ne faire vivre cette nature et ce ciel qui les entourent que par des aplats de couleur bleus sublimes. Ce sont leurs visages qui deviennent les paysages !
FOUDRE: UN COMING OF AGE ONIRIQUE SAISISSANT [CRITIQUE]On l’avait déjà remarquée dans Oranges sanguines et Les Passagers de la nuit mais Lilith Grasmug prend ici une nouvelle dimension par sa manière d’incarner Elisabeth. Qu’est ce qui vous a poussé à faire appel à elle ?
Le processus de casting fut assez long car j’ai d’abord cherché une actrice suisse avant d’ouvrir ma recherche à la France. Mais quand j’ai eu Lilith face à moi et dès nos premiers échanges, ce fut une évidence. Une heure de discussion avec ma directrice de casting et ma productrice. J’ai eu l'impression qu'elle allait me permettre de rencontrer Élisabeth, même si j’avais avant cela évidemment passé des années avec ce personnage. Grâce à elle, j’allais enfin pouvoir lui donner un visage, une voix, une présence. Son arrivée a été décisive.
Comment avez- vous travaillé avec elle ?
J’ai partagé, comme avec le reste de l’équipe, un document regroupant toutes mes sources d’inspiration, nourrie notamment de mes recherches historiques sur la manière dont vivaient les paysans de cette vallée suisse au début du vingtième siècle. Je lui ai montré aussi mes courts métrages pour lui faire comprendre ce que j’allais proposer comme univers visuel. Mais COVID oblige, on s’est vu très peu. On a surtout échangé par téléphone et de son côté, elle a commencé à tenir une sorte de cahier du personnage. Nos premiers vrais échanges en face à face ont eu lieu sur le décor du film en se baladant dans ces lieux sublimes, en passant simplement du temps ensemble sans forcément parler du film.
La musique constitue un personnage à part entière de Foudre. Comment avez-vous travaillé avec son auteur, Nicolas Rabaeus ?
Nicolas est arrivé très, très tôt dans le processus. Il m’a aidé très en amont à comprendre que la musique passerait beaucoup par le chant. A partir des sons qu’il a capturés sur les décors du film, il a aussi fabriqué différents types de vents qui viennent souffler autour d’Elisabeth et composé certains morceaux – dont celui de la fête – très en amont pour qu’ils accompagnent le tournage des scènes en question sur le plateau. Pour cela, on a évidemment partagé beaucoup de musiques. Mais assez peu de musiques de films, à l’exception des compositions de Philip Glass qui furent une grande source d'inspiration,
Foudre. De Carmen Jaquier. Avec Lilith Grasmug, Mermoz Melchior, François Revaclier… Durée : 1h32. En salles depuis le 22 mai 2024
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