Dans un film nerveux et intranquille, Nadav Lapid suit le dilemme moral d’un artiste israélien dans son pays post-attentats du 7 octobre. Il en résulte un drame volontairement outré qui frappe fort. Très fort.
« Il n’y a que deux mots au monde : oui et non. Lequel tu choisis ? » entend-t-on ici. Pour ou contre. Pas de « peut-être », ni de « je ne sais pas ». Vivre dans un pays en guerre (Israël en l’occurrence), c’est s’engager totalement. Y., le héros de Nadav Lapid sorte de double fictionnel que le cinéaste israélien de 50 ans trimballe de film en film depuis Synonymes (2019) et Le genou d’Ahed (2021), vit dans une tension permanente enfermé dans un espace schizophrène. La violence se ressent viscéralement mais semble presque aller de soi, comme une habitude à prendre. Y. s’en accommode. Pas Nadav Lapid.
Ce statu quo, le cinéaste le refuse dans sa chair et son âme. En butte à la politique de son pays depuis longtemps, il a quitté sa terre natale pour Paris, fait des films de plus en plus nerveux et sans concession. Dans Oui, son Y. est un musicien qui vivote de shows privés pour riches notables. Il forme un duo avec Yasmin, sa femme danseuse. Les attentats du 7 octobre fragilisent et brisent les esprits. Le chaos demande paradoxalement un surcroit d’euphorie. Danser, chanter, exulter pour oublier. Y. et Y donnent le change. Ainsi lorsque l’on demande au premier de mettre musique un clip de propagande pro-Tsahal où des jeunes israéliens embrigadés hurlent en substance de « brûler Gaza », Y. hésite et finit par dire… oui.
L’implication de ce « oui », c’est tout à la fois la tension du récit, sa rage interne mais surtout le poison qui fissure l’alliage même du film. Voilà les êtres, les choses et la pensée dans un maelström. A la façon du récent Eddington d’Ari Aster, Nadav Lapid prend à bras le corps la cacophonie ambiante, se place au bord du précipice, sans arrêt sur la brèche... Mais là où Aster se place en surplomb de ses personnages, observateur planqué derrière l’assurance de sa mise en scène, Lapid fait corps avec eux, doute, passe du « oui » au « non ». La caméra très mobile interroge en permanence son rapport aux choses. Le cadre n’est jamais stable. « Je dois aimer ce que je vois…» se persuade pourtant Y.
La radicalité tapageuse n’est jamais racoleuse. Les mots claquent aussi, comblent les images manquantes. Témoin ce monologue d’une jeune femme décrivant les atrocités du Hamas perpétrées sur des civils israéliens le 7 octobre. Le débit s’emballe, déploie une force sensible. Il charge l’atmosphère d’une électricité propre à tout embraser. Dans Synonymes, le héros, jeune israélien exilé en France devait se désintoxiquer de sa langue natale pour rompre les liens avec le pays honni.
Désapprendre les mots, c’est dire, « non ». Le cinéaste du Genou d’Ahed acceptait qu’on lui pose des questions à la fin de la projection de son film polémique contre l’état hébreux mais prévenait : « Il n’y a pas de réponses. » L’artiste veut être jugé sur son style, pas sur les mots qui habillent ses images. « Non » aussi donc. Le chanteur de Oui doit mettre de la musique par-dessus les paroles d’une chanson va-t-en-guerre. Il ne dit pas non. « Pardon d’être lâche maman ! » hurle-t-il au ciel.
Et puis il y a ce vide impossible à combler, ce contre-champ qui ne vient pas : Gaza, sous les bombes. En haut d’une colline Y. distingue au loin le murmure de la ville en ruines mais elle reste inatteignable. Comment parler de ce que l’on ne connait pas ? Le film divisé en chapitres est passé de « La belle vie » à « La nuit », soit d’une relative insouciance à la mort par trahison. Depuis son pays Y. ne peut rien voir. Le film non plus. Plus qu’à Eddington c’est à un autre film récent auquel on pense, le formidable Le Rire et le couteau de Pedro Pinho qui interrogeait la violence sourde du post-colonialisme en Guinée-Bissau. Être là, investir un espace, accepter ce qui se présente à soi avant de se faire rappeler à l’ordre. Dire oui n’est pas sans conséquences.
De Nadav Lapid Avec Ariel Bronz, Efrat Dor, Naama Preis… Durée 2h30. Sortie le 17 septembre 2025







Commentaires