- Fluctuat
Avoir 20 ans dans les Aurès puise dans la réalité du sol algérien, de lettres d'appelés, de témoignages à partir desquels est composé le scénario, la matière de sa fiction. Par la magie du souffle qui porte l'équipe et le projet, le cadre découvre pour nous des acteurs pris à la croisée du jeu et de l'Histoire, de la scène et du paysage, capables de soutenir avec force cette position d'équilibre précaire.
Après que le générique, en lettres blanches sur fond rouge, a laissé au chant de Pierre Tisserant le temps de se déployer jusqu'à à la dernière strophe d'un poème antimilitariste, le film s'ouvre dans les Aurès, sur une courte bataille entre le Commando des Bretons emmenés par le lieutenant Perrin (Philippe Léotard) et un groupe de combattants du FLN posté en hauteur, dans une grotte. Du côté des appelés français, un homme est tué, un autre blessé à la jambe. Du côté algérien, l'échange fait trois morts (dont deux femmes), et un prisonnier : Youssef (Hamid Djellouli). Immobilisé par la blessure d'un de ses membres, « l'instit » (Michel Elias), l'ensemble du commando s'installe à la place qui vient d'être prise, en attendant l'arrivée d'un hélicoptère. Il s'agit d'un petit espace creusé dans la roche sèche du désert, dont les parois sont décorées d'empreintes disposées selon un ordre régulier et de motifs géométriques gravés ou peints. Nous sommes et resterons ainsi, pendant la majeure partie du film, fixés à ce point du sol marqué par la tradition indéchiffrable à nos yeux d'une terre qui se déclare d'emblée, étrangère.Cette longue immobilité du groupe attache le film à un lieu unique et elle propose, en conséquence, une acception d'abord théâtrale de la représentation. La scène est susceptible de condenser les événements historiques éparpillés dans l'espace et dans le temps. Vautier a besoin de ce dispositif pour faire apparaître, en 1972, une proposition couvrant l'ensemble du conflit algérien. Mais, si la scène fermée du théâtre se donne de façon franche dans son film, elle-même comme une figure de la représentation, c'est aussi pour faire peu à peu ressortir le travail d'ouverture propre au matériau cinématographique. Ouverture au sens large d'une communication possible entre l'existence individuelle de chaque personnage, la conscience collective que leur réunion sur la scène met en oeuvre et l'Histoire, et ouverture parallèle, au sens restreint, d'une déconstruction raisonnée du lieu théâtral par le montage cinématographique. Le cinéaste voyageur, témoin du présent, engagé, rend hommage à la mobilité de l'objectif et à la souplesse de la pellicule capable de transporter des blocs d'espace-temps dans le montage et jusqu'à nous, sur l'écran de la projection.Le système narratif et l'enjeu du discours reposent sur l'ouverture de cette scène première liée à l'immobilisation du commando qui, réagissant à la façon d'un organisme unique, est tout entier cloué au sol et peu à peu gangrené par la blessure ne touchant réellement que l'un d'entre eux. Le théâtre, sa scène et sa représentation sont ici des figures de l'organicité, des liens de cause et de conséquence, de la loi. Il renvoie au système et à sa fermeture, c'est-à-dire, à la logique de guerre dont la chanson du générique énonçait à la fois le programme et le danger : « Fous pas le pied dans cette merde, c'est une vrai histoire de fous pas, le pied dans cette merde, ou bien t'y restera jusqu'au cou » D'abord, le lieu est ouvert par le montage. L'immobilité invite chaque personnage à une sorte de retour sur le chemin qui l'a mené jusque-là. Une série de flash-back, de discussions ou de petits moments de confession face à la caméra fait apparaître le passé du commando depuis le moment de leur encontre avec le lieutenant Perrin. C'est alors l'intrusion d'autre temps et d'autres lieux. L'intrusion dans la continuité filmée de documents d'archive réalisés pendant la guerre. Et l'intrusion de ce qui forme la limite extérieure de la loi et de l'organicité militaire dans laquelle les personnages sont pris : les lettres, ou adresses aux proches pour lesquels la guerre n'a pas de nom ni d'autre réalité que l'absence du fils, du frère, de l'ami, de l'amant. Ensuite, le lieu est ouvert par la bande son car, dans le présent même de l'immobilisation qui plante la scène, aggravant cette immobilité, arrive le putsch d'Alger. Nous suivons, à la radio, l'évolution de la situation qui bouleverse les données hiérarchiques et les rapports entre les personnages. Enfin, dans une sorte d'unité retrouvée de l'espace, du lieu et de l'action, environ au deux tiers du film, le cercle de la scène est rompu par la ligne de fuite que trace Noël (Arcady), le déserteur, libérant Youssef et entrant pour la première fois dans les plis et les recoins du paysage qui deviendra protecteur, dans la langue et dans les coutumes des Aurès.Dix ans après les accords d'Evian, Vautier reprend le fil cinématographique du débat sur l'Algérie. Avoir 20 ans dans les Aurès répond par une fiction au documentaire de Chris Marker Le joli mai 62, qui recueillait pour le « premier printemps de la paix » l'indifférence de la population parisienne à cette « guerre sans nom » que fut le conflit algérien, en France. En effet, selon la terminologie officielle encore en cours en 1972, de 1954 à 1958, l'armée française menait sur le territoire algérien des « opérations de maintient de l'ordre », et de 1958 à 1962 elle poursuivait une « entreprise de pacification ». Aussi, non seulement le cinéaste fait de l'histoire, mais encore son travail tend à entrer dans l'Histoire. Car le film qui, partant de faits réels, vérifiables et de lettres adressées par les appelés à leurs proches, met publiquement en question la torture, le viol et le pillage pratiqués par les troupes françaises, qui met en scène à la fois la supériorité militaire et la méconnaissance du sol à conquérir comme paysage et lieu d'émergence d'une culture, ce film qui part lui-même en guerre contre le discours dominant de la société à laquelle il s'adresse, invite son spectateur à nommer telle une « guerre » encore absente des manuels scolaires. Comme acteur d'un retour du refoulé dans le présent de la société française, il est un événement. Et les événements sont ce qui fait l'Histoire.Avoir 20 ans dans les Aurès
Réalisé par René Vautier
Film français (1972). Drame, Documentaire. Durée : 1h 40mn.
Avec Alexandre Arcady, Jean-Michel Ribes, Yves Branellec, Philippe Brizart, Jacques Causelier, Hamid Djelloli
Date de reprise : 19 Mars 2003Edition DVD : Avoir 20 ans dans les Aurès, Doriane Films, 2003. 30 €
Version VF commentée par le réalisateur, augmentée de 2 documentaires : Peuple en marche et Vautier l'Indomptable et d'un diaporama des photos de tournage).
- Présentation de Renée Vautier sur le site de la Cordée.
- Le site de l'éditeur : Doriane Films (possibilité de vente en ligne).