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Vous êtes dans un labyrinthe. Appelez ça une ville, un cauchemar, une vision, comme vous voudrez. Appelez ça Hong Kong, l’enfer ou le purgatoire, un caniveau géant. Soi Cheang a appelé ça Limbo. Les limbes. Comment en sortir ? On n’en sortira pas, en tout cas pas indemne. Il pleut tout le temps, des cordes, les égouts débordent, les poubelles dégueulent. Vous êtes trempé jusqu’aux os, les pieds dans la flotte, dans la merde, dans la décomposition. Vous regardez ce film et c’est comme si vous en sentiez les odeurs et que ses eaux sales pénétraient dans vos chaussures, plouf plouf ou chouik chouik à chaque pas, le piège sensoriel qui se referme sur vous, avec ces buildings énormes, délirants, qui vous écrasent et vous empêchent de voir le ciel. Un labyrinthe, un film comme une terreur existentielle, des personnages comme des âmes en peine rongées par la culpabilité, la douleur et par cette fichue humidité. Le flic en costard-cravate a des rages de dents à s’arracher la tête. Celui en imper sombre pourrait tout aussi bien être mort, il y a longtemps déjà, frappé par un trauma dont on ne se remet pas, une douleur si forte qu’elle anesthésie tout le reste : le manque de sommeil, la lucidité, le sens moral, le réel. On trouve des mains coupées dans les bennes à ordure, il faut enquêter sur le tueur qui s’en débarrasse. Alors on enquête. Il pleut comme dans Se7en ou dans un thriller coréen mais bizarrement, ça ne ressemble à rien de connu, ni vraiment à un film de Hong Kong, ni tout à fait à un thriller coréen influencé par Se7en. On est ailleurs, paumés, désorientés, hallucinés. On court dans tous les sens, on se perd, on se croise, on s’enferre, plus rien n’a de sens. Tiens, un personnage secondaire de petite junkie à cheveux courts… Pour une raison inconnue, le flic en imper sombre, le type qu’on nous a jusqu’ici présenté comme le héros, se jette sur elle et se met à la tabasser, la bousculer, la poursuivre sans relâche, comme un forcené. Et le film bascule.
Reprendre son souffle, ses esprits. Pour ça, il faudrait que Soi Cheang nous laisse un instant de répit mais ce n’est pas le genre de la maison, pas le style de ce cinéaste hanté, torturé, habitué (Love Battlefield en 2004, Dog Bite Dog en 2006) à observer le monde comme une plaie ouverte, grouillante, sans antidouleurs, ni morphine, ni même un petit doliprane 500. Dans Limbo, sans qu’on s’y soit préparé, la jeune fille devient l’objet de son geste, le réceptacle de toute la violence dont il est capable, comme s’il s’agissait de lui faire porter le poids (la responsabilité ?) de toute la misère de ce monde. Un chemin de croix sans Dieu, comme on n’en a probablement jamais vu sur un écran. L’actrice se nomme Yase Liu, et c’est comme si le réalisateur mettait son personnage au défi de lui survivre, de lui tenir tête, de ne surtout pas lâcher prise, alors qu’il déchaîne sa foudre sur elle, comme dans une machine à laver. Ou une machine à salir. Plus noir que noir. On pourrait y voir une forme de complaisance, il s’agit plutôt d’une tentative d’exorcisme, une manière pour le cinéaste de transcender son propre système, son propre nihilisme, en tout cas de le mettre en question. Si le labyrinthe se transformait en tunnel, y aurait-il un peu de lumière au bout ?
Fini il y a plus de quatre ans, ce film a tout connu. Tourné en couleur, bloqué par les autorités chinoises, basculé en noir et blanc mais interdit une nouvelle fois, sélectionné à Berlin l’année où le festival a eu lieu on line (2021), il s’extraie tout juste des limbes qu’il a lui-même déployées. Vainqueur au récent festival Reims Polar, Grand prix et prix de la Critique, c’est un objet qui ne devrait pas exister, une apparition, un mirage monstrueux qui agrippe son spectateur et le poursuit, jusqu’à l’ensevelir sous la puissance de sa vision.
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Il y a des sujets tellement tragiques et inscrits dans la réalité du moment que les cinéastes peinent à les transcender, tout à leur obsession de faire passer leur message humaniste. La question des réfugiés fuyant leurs pays en guerre est l’un de ceux- là. Jérémie Elkaïm a su s’en emparer avec Ils sont vivants en passant par le prisme de la passion sensuelle entre un clandestin iranien et la veuve d’un flic FN. Et, pour son deuxième long (le premier, Pikadero, est inédit en France), Ben Sharrock réussit, lui aussi, à trouver un ton singulier pour aborder ce même thème et des drames (in)humains qu’elle engendre. Celui de la loufoquerie ubuesque. L’action de Limbo se situe sur une île de pêcheurs en Ecosse où une poignée de demandeurs d’asile attendent de connaître leur sort. Parmi eux, Omar, un jeune musicien syrien hanté par la figure de son frère qui, lui, a choisi de rester au pays combattre. Un personnage taiseux à travers lequel on vit ce récit où Sharrock a donc décidé de mettre en avant l’absurdité des situations. A commencer par ces classes d’"éveil culturel" où on enseigne à ces demandeurs d’asile, interdits, la galanterie comme la meilleure manière de décrocher un entretien pour un emploi. Limbo mêle brillamment le cinéma social à la Loach et l’humour pince sans- rire poétique de Kaurismäki, avec des personnages qu’on pourrait croire échappés d’un film des Coen. Et c’est par ce cocktail aussi inattendu que détonnant que Sharrock fait entendre sa propre voix. Aussi à l’aise dans les rires que dans les larmes. Dans le réalisme que dans l’onirisme.