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Krisha, premier long métrage de Trey Edward Shults, présenté à Cannes en 2015, racontait un dîner de Thanksgiving perturbé par l’arrivée d’une tante borderline. It comes at night, son deuxième film, était une fable horrifique sur la cohabitation compliquée de deux familles dans un monde postapocalyptique. Aujourd’hui, Waves fait le portrait d’un ado afro-américain dont la vie d’apparence parfaite va virer à la tragédie. Un fil rouge, dans tout ça ? Un thème, d’abord, la cellule familiale, tour à tour montrée comme un cocon protecteur et une prison étouffante. Un style, ensuite, tout en situations paroxystiques, sensations fortes, montées d’adrénaline. On sentait, dès les premiers plans de Krisha, que Trey Edward Shults était un réalisateur sur qui il allait falloir compter. Plus riche et enivrant que tout ce qu’il a fait jusqu’à présent, Waves, malgré ses scories, l’impose comme l’un des grands stylistes de l’époque. Ça commence très fort, en Floride, dans une voiture conduite par un couple d’ados amoureux sur une autoroute ensoleillée, un morceau d’Animal Collective (FloriDada) résonnant à fond dans l’habitacle pendant que la caméra fait des panoramiques à 360°, en boucle, sans fin, à vous flanquer d’emblée la nausée. Le soleil cogne, la musique aussi, l’image est saturée de couleurs et la caméra affirme sa toute-puissance.
VRILLES
Pendant 2 h 15, Waves va ainsi se vivre comme un tourbillon lyrique et sensoriel, un roller coaster flashy et intensément musical – la BO fait s’enchaîner, de façon quasi ininterrompue, des morceaux d’A$AP Rocky, Kendrick Lamar, Tyler the Creator, Tame Impala, Kanye West... Avec une demi-douzaine de morceaux au compteur, Frank Ocean est le véritable champion de cette playlist épique ; il donne au film une grande part de sa sensualité et de sa mélancolie (on pourrait presque dire que Waves est un film sur la musique de Frank Ocean, de la même façon que Les Affranchis est un film sur la musique des Rolling Stones). Tyler, le héros du film, écoute Blonde et a un poster de The Life of Pablo dans sa chambre. Il est de son temps, bien dans son époque, un ado à qui tout sourit en apparence (star de l’équipe de lutte du lycée, maison bourgeoise, famille aimante, girlfriend adorable), mais qui ne va pas tarder à partir en vrilles destructrices. Son destin va être fracassé, et le film avec lui, la deuxième partie de Waves se focalisant sur un tout autre personnage, selon le genre de structure en deux temps en vogue dans les années 90-2000 – une construction un peu usée, certes, mais Trey Edward Shults, 31 ans, a des circonstances atténuantes : il n’a découvert Chungking Express, qui lui a donné cette idée d’un récit en diptyque, que récemment.
MAUVAIS PÈRES
Waves se veut un examen minutieux de la crise de la masculinité traditionnelle et de la toxicité des pères. C’est un drame teenage cerné par l’ombre des aînés, hanté par les darons abusifs, autoritaires, absents ou carrément meurtriers. Dans le deuxième volet du film, aussi apaisé et lumineux que le premier est chaotique et sombre, il s’agira de se rapprocher de ces « mauvais » pères, de les comprendre, et, in fine, de les pardonner. Il plane sur ce film une évidente religiosité, qui lui confère d’ailleurs dans ses derniers instants un côté un peu lourd et sermonneur – à des années-lumière de sa texture enivrante et incandescente, fluide et sexy. On comprend en sortant du film, rincé et épuisé, qu’on tient sans doute là le premier spécimen de cinéma post-Moonlight. Comme le film de Barry Jenkins (autre fan revendiqué de Wong Kar-Wai), c’est une odyssée moderne et fluo, portée par un évident désir de réconciliation et de tendresse. Un objet à la fois très tranchant et très doux. Loin d’être parfait, mais franchement impressionnant.