En 1995, le réalisateur se prêtait à un jeu de cinéphile "spécial western" dans Première.
C8 rediffusera ce soir Mort ou vif, le western très réussi de Sam Raimi. Ca tombe bien : ce film de 1995 porté par Sharon Stone, Gene Hackman, Russell Crowe et Leonardo DiCaprio est ressorti récemment en 4K (précisément en mars 2022). A ce moment-là, Première lui avait consacré un long article racontant ses coulisses de fabrication, mais aussi son échec en salles, malgré ses qualités indéniables. Dans les pages suivantes, nous avions republié un "blind test" du réalisateur, soit un jeu de cinéphile proposé à l'époque par Eric Libiot dans Première. Nous le repartageons également ci-dessous.
Mort ou vif : Sharon Stone a payé le salaire de Leonardo DiCaprio suite au refus du studioLa réédition en Blu-ray 4K de Mort ou vif donne l’occasion d’exhumer un blind-test de Sam Raimi et de faire le point sur ce western baroque qui devait à l’époque permettre au jeune cinéaste, alors à la croisée des chemins, de s’inventer un nouveau destin.
Par Romain Thoral
A l’été 95, Sam Raimi n’est pas encore un exécutant multimillionnaire à la solde de la Walt Disney Company, ni même le papa de la première trilogie Spider-Man : c’est simplement un jeune homme en pleine crise d’identité. Rock star de l’horreur cartoon, promesse turbulente de la culture geek, il vient tout juste d’emmener sa saga Evil Dead sur les rives du mainstream avec un troisième volet dont le tournage fut un cauchemar et la réception, un échec (les fans ont trouvé ça trop sage, le grand public, beaucoup trop secoué). Ni auteur, ni « maker » ; ni underground, ni populo ; ni festival, ni box-office ; le cinéaste se cherche encore – contrairement à ses copains de toujours, les frères Coen – un destin.
À l’été 95, Sam Raimi est d’autant plus perdu que son dernier film, Mort ou vif, qui s’apprête à sortir en Europe après avoir fait un détour (hors compétition) par le Festival de Cannes, est d’ores et déjà un bide certifié aux États-Unis (c’est encore l’époque où les studios mettent six mois à exporter leurs produits). Le projet lui a été apporté clé en main par une Sharon Stone au sortir de Basic Instinct et au sommet de sa puissance industrielle. Surprise : la star n’envisage personne d’autre que l’auteur de Mort sur le gril et de Darkman pour emballer ce western financé par un gros studio (Columbia) et looké par les meilleurs techniciens du moment (Silvestri à la musique, Spinotti à la photo, Scali au montage, Makovsky aux costumes). Pour un iconoclaste comme Raimi, il s’agit d’affronter à la fois la toutepuissance du star-system, le cahier des charges d’une major et le genre le plus noble de l’histoire hollywoodienne. En d’autres termes : c’était pile le moment de montrer quel cinéaste il pouvait être. Circonscrit à une toute petite ville de l’Ouest déposée au milieu de nulle part et rongée par la tyrannie et la corruption, Mort ou vif s’envisage comme l’allégorie d’une nation obsédée par les armes et l’autodéfense. Peuplé de pistoleros en quête de postérité, le film prend le prétexte d’un concours de duels pour rendre le genre western présentable à un public qui vient de faire la connaissance de Michael Bay et de Roland Emmerich. Le film est donc rythmé par une succession d’affrontements éminemment divertissants dont l’intensité vient systématiquement révéler la part enfouie des combattants (qu’ils soient vainqueurs ou vaincus). Le moindre second rôle tient de l’archétype (le jeune prodige, le révérend, le virtuose du poker, le mercenaire, le vieux docteur) dont le masque finira par se briser à mesure que les barillets vont se vider. La violence agit ici comme un révélateur, en particulier pour le personnage de Sharon Stone, stupéfiante fusion léonienne, qui s’observe d’abord comme une cow-girl sans nom, trimballant un cool à la Eastwood, avant de se métamorphoser en furie vengeresse dialoguant avec la Claudia Cardinale d’Il était une fois dans l’Ouest.
En quête d’identité
Les règles du film sont simples : pour survivre il faut se réinventer. Et c’est précisément ce que va faire Raimi, qui semble d’abord importer ses tics « cartoon » (travelling Bip-Bip et gros plan Vil Coyote) et son génie du cinéma grimacé, avant de se dévoiler petit à petit en pur artisan hollywoodien, tout entier dévoué au service de sa star, de son studio et de son sujet. Mort ou vif fonctionne comme un piège : on croit d’abord y apercevoir des bouts de western post-spaghetti et tout un tas de motifs très avant-gardistes ; avant que le souffle classique du récit ne vienne tout emporter sur son passage. Pris en tenaille entre L’homme qui tua Liberty Valance et Mon nom est personne, le film cherche à questionner les grands mythes western, leur part de beauté et de chiqué, mais sans jamais vouloir mettre le genre en abîme, en boîte ou en carafe. Il est à la fois « post » et classique, rigolo et émouvant, érudit et candide, malin et habité. D’un bout à l’autre, il va se nourrir des contradictions d’un auteur en quête de son identité, et qui va ainsi accoucher d’un spectacle hollywoodien total.
Mythologie du genre
À l’été 95, Première rencontre Sam Raimi pour lui soumettre une liste de westerns et l’écouter causer de quelques-uns des sommets du genre. C’est cette archive que nous reproduisons dans les pages qui suivent, alors que Mort ou vif réapparaît dans une splendide édition UHD et commence à se faire une place en tant que classique souterrain des 90s. Les citations que vous allez pouvoir (re)lire composent un document assez précieux pour mesurer l’état d’incertitude dans lequel est plongé le cinéaste d’Evil Dead à ce moment-là. Très vite, dès qu’il s’agit d’évoquer La Chevauchée fantastique, premier classique à cheval, il va s’excuser pour sa méconnaissance (pourtant relative) du genre, puis un peu plus loin, pour avoir piqué à Il était une fois dans l’Ouest l’idée du flash-back progressif qui rythme Mort ou vif. Il explique avoir découvert le film de Leone après le tournage et met tout sur le dos de son scénariste, Simon Moore. On veut bien le croire, mais pourquoi regretter ces scènes qui appartiennent à la dimension « postmoderne » du projet et raccordent impeccablement avec son approche mythologique du genre ? A posteriori, on saisit entre les lignes qu’il s’agit pour le cinéaste de proposer un petit numéro de damage control, d’assumer en partie son échec, de s’inventer des erreurs, tout en diminuant considérablement l’ambition faramineuse du projet (« Je n’ai pas eu beaucoup de temps pour préparer Mort ou vif (…) mais j’aime quand même bien les clins d’œil et l’humour du film. »). Peine perdue : les trois films qui suivront (Un plan simple, Pour l’amour du jeu, Intuitions) laisseront apparaître, malgré leurs qualités, un cinéaste complètement hagard, privé de son énergie et de sa singularité. L’échec de Mort ou vif a laissé des traces durables. Après, bien sûr, il y aura les Spider-Man, les succès, les milliards, le triomphe des cinéastes geeks à Hollywood et l’acceptation du grand public. Le mois prochain, il y aura même la suite de Doctor Strange, après un silence radio long de sept ans. Sam Raimi a dû attendre le siècle suivant pour trouver son destin. À l’été 95, il venait simplement de livrer son chef-d’œuvre.
Pour la sortie du film, Première soumettait le cinéaste à un blindtest western, lui permettant de donner son avis sur les films qu’il avait vus. Et aussi ceux qu’il n’avait pas vus.
Par Eric Libiot.
1. La Chevauchée fantastique DE JOHN FORD (1939)
« Je me souviens d’une diligence parcourant les vastes espaces de Monument Valley. John Ford a créé et imaginé l’Ouest au cinéma. Je dois vous avouer que je n’ai jamais vu ce film en entier, seulement quelques scènes d’action. J’ai fait des études de littérature et j’ai davantage lu de livres que vu de films. »
2. La Poursuite infernale DE JOHN FORD (1946), Règlements de comptes à OK Corral DE JOHN STURGES (1957), Wyatt Earp DE LAWRENCE KASDAN (1994)
« Je les ai tous vus, sauf celui de John Sturges. Celui de John Ford est une merveille, d’une simplicité biblique, l’histoire d’une amitié très forte entre deux hommes. Cette simplicité des intrigues, c’est ce que j’aime dans les westerns : j’aime bien Wyatt Earp. Pendant deux heures, j’étais ailleurs… Oh non, désolé, je confonds avec Tombstone. Wyatt Earp, c’était bien, mais sans plus. Je ne me suis pas senti concerné, les personnages n’étaient pas très intéressants et je n’ai pas vraiment eu peur pour Kevin Costner. Dans Tombstone, ce qui m’a beaucoup plu, c’est le personnage de Doc Holliday et la performance de Val Kilmer qui en a fait un homme touchant, émouvant et drôle. »
3. Le Trésor de la Sierra Madre DE JOHN HUSTON (1948)
« C’est mon film préféré. J’ai dû le voir une vingtaine de fois. C’est l’histoire d’une amitié brisée par l’attrait de l’or. Ça traduit parfaitement les réactions que l’on peut avoir face à l’argent et l’ambition quand on perd toutes ses facultés de jugement. Une belle histoire réalisée par mon metteur en scène préféré et interprétée par Bogart, mon acteur préféré. Que voulez-vous de plus ! »
4. Le train sifflera trois fois DE FRED ZINNEMANN (1952)
« Je l’ai vu il y a longtemps, en 1977. Je ne suis pas sûr de m’en souvenir mais j’ai beaucoup aimé. On comprend pourquoi Gary Cooper était une grande star, il joue un homme simple et honnête qui semble être très proche de nous. »
5. Vera Cruz DE ROBERT ALDRICH (1954)
« Je ne fais pas partie de ceux qui adorent ce film. Je l’ai vu il n’y a pas très longtemps et je le trouve parfois un peu poussif. J’ai l’impression que le film n’est qu’une accumulation de scènes sans vraiment d’intrigue forte. J’aime bien Burt Lancaster, il est beau garçon, mais dans ce film, il n’est pas toujours convaincant. Je ne comprends toujours pas pourquoi on crie au chef-d’œuvre. »
6. Johnny Guitare DE NICHOLAS RAY (1954)
« J’en ai vu quelques extraits pour les besoins de Mort ou vif car Joan Crawford y joue une femme pistolero comme Sharon Stone. Les scènes dans le bar avec elle et… c’est Gary Cooper, encore? Ah non, Sterling Hayden! C’est un de mes acteurs favoris. J’aurais aimé tourner un western avec lui. Il est formidable. Je le verrais bien en méchant. Ou même en gentil d’ailleurs, il serait très bien aussi. Pour en revenir au film, c’était un des premiers westerns où le personnage féminin était vraiment très important. Dans le même registre, j’aime beaucoup Cat Balou avec Jane Fonda. C’est un western un peu parodique mais c’est drôle, ça fait peur, il y a des morceaux musicaux, Lee Marvin est étonnant. En fait, c’est pas vraiment un western, mais c’est bien quand même… »
7. L’Homme de la plaine D’ANTHONY MANN (1955)
« Je ne l’ai pas vu, mais d’après les photos, ça a l’air bien. »
8. Le Gaucher D’ARTHUR PENN (1958)
« Cool, mais je ne l’ai pas vu non plus. C’est un bon titre. »
9. Rio Bravo DE HOWARD HAWKS (1958)
« J’adore ce film. Je l’ai vu il y a longtemps. Ah oui, il y a Ricky Nelson et Dean Martin qui chantent, non? C’est drôle, la relation entre John Wayne et Dean Martin était très justement étudiée. C’est un film très moderne. »
10. Les Sept Mercenaires DE JOHN STURGES (1960)
« C’est un film étrange. C’est bien, mais quand on voit Les Sept Samouraïs de Kurosawa dont il est inspiré, celui-là ne tient pas la comparaison. C’est fait avec la même farine, le même nombre d’œufs, mais le gâteau n’a pas le même goût. »
Johnny Guitar, le nouveau western
11. La Route de l’Ouest D’ ANDREW V. MCLAGLEN (1967)
« Pas vu. C’est cool, il y a Kirk Douglas, Robert Mitchum et aussi Richard Widmark. J’aimerais bien le voir. Waooow, il y a aussi Sally Field! Quand on la voit dans Forrest Gump, on n’imagine pas qu’elle ait joué là-dedans. »
12. La Horde sauvage DE SAM PECKINPAH (1969)
« Je sais que ce film est important pour beaucoup de spectateurs, mais quand je l’ai vu, je n’ai pas très bien compris pourquoi. J’imagine que ça a été un choc pour ceux qui l’ont vu à sa sortie car il n’avait rien de classique et sortait des règles du western. Aujourd’hui, il a un peu vieilli. J’aime bien, mais je ne grimpe pas aux rideaux. »
13. Il était une fois dans l’Ouest DE SERGIO LEONE (1969)
« Mort ou vif est très inspiré de ce film. Simon Moore, le scénariste, pourrait en parler mieux que moi. Il y a piqué l’idée du flash-back et de la vengeance. Je dois vous avouer que j’ai vu Il était une fois dans l’Ouest après avoir tourné Mort ou vif. Ça paraît incroyable mais c’est vrai. Et c’est une erreur. L’idée du flash-back est complètement pompée sur le film de Sergio Leone, et j’en veux beaucoup à mon scénariste. En plus, je trouve que je n’ai pas vraiment réussi toutes ces scènes de flash-back. Après avoir vu Il était une fois dans l’Ouest, je suis encore plus déçu par ce que j’ai fait. Ça m’a beaucoup énervé. Ce film-là est brillant, puissant, drôle, la musique est formidable, on n’a jamais aussi bien utilisé le Scope, et c’est la plus belle ouverture de film que j’aie vue : pas de musique, juste des bruits, la mouche, les portes qui grincent, les cow-boys dans la gare… Pour moi, c’est le western ultime. »
14. Jeremiah Johnson DE SYDNEY POLLACK (1972)
« Un grand film.Le meilleur de Sydney Pollack. Il fait partie de ma liste des favoris avec Le Trésor de la Sierra Madre et Il était une fois dans l’Ouest. Redford est formidable. Pollack se concentre sur son histoire et uniquement sur ça. Il la raconte d’une façon très simple et sans fioritures. Cette façon d’aller droit au but est la grande qualité du film. »
15. Mon nom est personne DE TONINO VALERII (1973)
« Je ne l’ai pas vu. [Sam Raimi lit le résumé.] Mais mon scénariste a dû le voir… Je vais le lui demander. J’imagine que si je le vois, ça va m’énerver, non ? »
16. Maverick DE RICHARD DONNER (1994)
« C’était amusant. À côté de Mel Gibson, il y avait plein de vieux acteurs qui avaient joué dans des westerns, c’était sympa. C’est un film qu’on peut regarder en mangeant du pop-corn. »
17. Mort ou vif DE SAM RAIMI (1995)
« Avant de réaliser le film, je n’avais pas vu beaucoup de westerns. Maintenant, je le regrette un peu. J’imagine qu’il peut choquer ou énerver les puristes du genre. Mais je trouvais le scénario très bon, et Sharon Stone m’a demandé de le réaliser. Je ne pouvais pas refuser une telle proposition. C’était la première fois que je faisais un film sans être l’auteur du scénario et que je tournais pour une major. Maintenant, avec le recul, je me rends compte des erreurs que j’ai faites. Notamment de n’avoir pas eu la culture western suffisante. À ma décharge, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour préparer le tournage. Mais si j’avais vu les films dont Mort ou vif est inspiré, je l’aurais peut-être réalisé différemment. J’aime quand même bien les clins d’œil et l’humour du film. »
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