Presque dix ans après Winter sleep, le réalisateur turc revient avec un film hivernal et languissant, un chef-d'oeuvre de cinéma mélancolique et amer.
Mise à jour du 12 juillet 2023 : Grand habitué du Festival de Cannes, où il présentait déjà son court-métrage Koza, en 1995, Nuri Bilge Ceylan y a remporté de nombreux prix, jusqu'à la consécration suprême avec la Palme d'Or décernée à Winter Sleep, en 2014. Cette année, le réalisateur turc a encore séduit la Croisette avec son dernier long-métrage, Les Herbes sèches, récompensé au palmarès par le Prix d'interprétation féminine remis à l'actrice Merve Dizdar. Coup de coeur de la rédaction de Première, il sort au cinéma cette semaine. Notre critique :
Article du 21 mai 2023 : Tout est blanc. A perte de vue. Un bus traverse l’écran et s’arrête au milieu du cadre. Un homme en descend et marche vers la caméra. Difficilement parce que la neige recouvre tout. Dès les premières images, on reconnaît le cinéma de Ceylan - la puissance plastique, le cadrage juste, les dialogues qui tuent et ces personnages brisés… Et puis, la neige. La vraie. C’est l’un des éléments récurrents de ce formaliste surdoué et son dernier film en est recouvert. On voit les flocons tomber à travers les vitres, on sent les personnages peiner à avancer sur les chemins enneigés ou les pare-brises se nimber d’un duvet immaculé… La mise en scène n'est pas qu’au service des personnages, elle est aussi au service du temps : elle observe les flocons tomber, la puissance graphique de la neige, son omniprésence et, surtout, son pouvoir révélateur. Parce que c’est elle qui force les êtres à se détacher d’un monde auquel elle confère une beauté trompeuse.
Portrait déflagrateur
Cette fois-ci, on distingue Samet (Deniz Celiloglu). Ce jeune prof de dessin vient de sortir du bus et rejoint son école perdue au fond de l’Anatolie. Semet sera le héros. Il n’a qu’une envie : obtenir sa mutation pour quitter cette région reculée et rejoindre la capitale. Dans le village, il cohabite avec son collègue Kenan (Musab Ekici), un vrai gentil, à la recherche d’une amoureuse. Et puis, un peu plus tard, surgira Nuray (fantastique Merve Dizdar), jeune femme à la beauté sévère, dont on découvre le secret au fur et à mesure. Il n’y a rien à faire, rien à voir par ici. On parle avec le plombier du coin, on rigole en salles de profs, on va remplir un jerrican à la source. Un incident avec une élève et une étrange rivalité avec Kenan vont (vaguement) compliquer la vie de Samet, mais à part ça… Entre ennui et frustration, sous la neige et dans la longue nuit anatolienne, Ceylan met donc en branle sa machine à désosser les faux-semblants et les désillusions. Et tire le portrait déflagrateur de ce trio. Ou plutôt de Samet. Au cœur du dispositif, on voit dépérir ce jeune homme qui ne cesse de répéter : « Qu’est-ce que je fais là ? ».
Sous-entendu : qu’est-ce qu’un homme du monde fait au milieu des éleveurs de patates ? Qu’est-ce qu’un professeur d’art peut enseigner, transmettre, à des fils de paysans ? Dans cet endroit où il n’y a pas de saison, Samet n’a pas d’avenir. Et la manière - au plus près de son visage et dans des compositions dignes des plus grands peintres classiques (la scène de dialogue avec un voisin éclairé à la lampe à huile évoque De La Tour) - dont Ceylan capte sa nervosité, sa honte, ses ruminations et son orgueil, prend vite à la gorge. Progressivement, ce personnage qui paraissait au début solaire devient plus sombre, complexe et antipathique.
On pense à la puissance tellurique des grands russes devant ce portrait mélancolique. Au théâtre de Tchekhov et au cinéma de Bergman, d’autant que Ceylan met en scène des dialogues acides, tout en jouant sur une gamme infinie de champs-contrechamps - on ne répétera jamais assez que Ceylan est aujourd’hui au sommet de son art, et qu'il peut se permettre des embardées poétiques comme cette sortie du film "méta" toute poétique. Mais plus que Tchekov ou Bergman, il y a surtout du Dostoievski dans sa manière de raconter les tourments infinis de Samet, ses éclairs de colère, sa bassesse, son arrogance et son ridicule. Pourtant, comme l'écrivain russe, Ceylan ne condamne jamais son héros. Parce qu’on comprend ses raisons - plongé dans une tragédie folle, Samet est perdu. « Qu’est-ce que je fais là ? ». Sans cap ni gouvernail, sa vie ressemble à un cauchemar éveillé, sans promesse de pouvoir jamais en sortir. Là-bas, quand la neige fond, brûlée par le soleil, l’herbe devient aussitôt sèche. Elle n’a aucune chance de verdir…
De Nuri Bilge Ceylan. Avec Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici... Durée 3h17; Sortie le 12 juillet 2023
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