Gladiator 2 Ridley Scott
Paramount

Entretien avec le réalisateur autour de la suite de son péplum de l’an 2000, de Gladiator 3, des retrouvailles avec Denzel Washington, et des "evil motherfuckers" qu’étaient les Romains d’après lui.

Ridley Scott, encore lui, déjà lui : on lui parlait il y a un an pile, à la sortie de son Napoléon avec Joaquin Phoenix déjà bien costaud. On prenait alors rendez-vous pour l’an prochain, pour un autre petit film de série nommé Gladiator II. Promesse tenue : nous revoilà en zoom avec lui alors que le film sort en salles françaises ce mercredi 13 novembre. Le réalisateur, qui fêtera ses 86 ans le 30 novembre prochain, est dans une forme égale : celle d’un cinéaste capitaine d’industrie, qui enquille les gros projets avec une vitalité ahurissante, pensant toujours au défi d’après. On allume la caméra de l’ordi, et c’est parti.

Alors, comment ça va ?
Je travaille déjà sur mon prochain film, donc j’ai hâte que tout ceci soit terminé… ça ira mieux après la première. On fera un gros truc, on parle de quoi ? 20 000 copies ? On ira à Londres, en Espagne, à Paris. J’essaie de ne pas aller trop loin – il n’y a que 22 heures dans une journée, vous savez. (il sourit)

Vous faites Gladiator II mais en même temps vous préparez un autre film. Chez d’autres cinéastes, ça aurait été l’obsession d’une vie, mais pour vous, c’est presque un projet comme un autre…
Oui, et je préparais Gladiator II quand je faisais Napoléon. Ecoutez, ma seule école de cinéma a été la publicité. Quand j’ai fait la pub 1984 pour Steve Jobs, j’avais déjà pas mal d’expérience. Je n’ai pas fait de drames sociaux dans un deux-pièces-cuisine (kitchen sink drama) ou des soap operas. C’est sur la pub que j’ai appris la technique, et que je suis devenu un très bon chef opérateur. Enfin, j’ai surtout compris qu’un tournage était beaucoup plus rapide quand tu es ton propre opérateur. Dieu est dans les détails. Je suis un fanatique des détails -picturaux plutôt que verbaux.

Pourtant, on dirait que vous n’êtes pas obsédé par l’idée de faire un film.
Non, pas du tout. Ce n’est pas que je bâcle, mais à l’arrivée… le seul critique qui compte, c’est moi. Je veux pouvoir regarder ce que j’ai fait sans avoir honte. Ce n’est pas prétentieux. C’est une question de vitesse. Faire Napoléon en 48 jours, c’est vachement choquant ! Normalement ça aurait pris 120 jours ! Et pourtant, l’échelle du film est massive. La raison : utiliser 11 caméras, ça rend le tournage onze fois plus rapide.

En même temps, faire une suite à Gladiator n’est pas innocent. Il n’y a pas les mêmes attentes que pour, disons, House of Gucci. C’est un de vos films les plus aimés…
Et c’est pour ça que ça a pris autant de temps à se lancer ! Les gens n’arrêtaient pas de m’en parler ! Ecoutez, le truc génial avec les plateformes, c’est que toute la planète peut voir vos œuvres, tout le temps. Au Japon, on me dit que mon meilleur film, c’est les putains de Duellistes… Comment ça se fait ? Parce que c’est en ligne, là-bas. Vos films sont préservés numériquement, et ils sont plus beaux que jamais. Plus beaux qu’au cinéma, même, les noirs et les couleurs sont meilleurs. Enfin, sur un bon écran. Croyez-moi : mettez 600 balles dans un bon matériel et vous en serez contents, alors que sur une télé merdique… Bref, revenons à Gladiator II. Les gens adorent le premier film, le regardent sur des plateformes, et il y a quatre ans, on commence à me parler d’une suite, moi je renâcle… Je me dis qu’une suite pourrait vraiment être atroce. Je me contente de dire : "OK, alors écrivez-moi un script". Faire le blueprint du film -le plan qui trace ses fondations.  Recommençons à zéro : il y a une survivante, Lucilla, jouée par Connie Nielsen, elle peut revenir. Et Lucius. Qu’est-ce qu’il est devenu ? Exilé par sa mère après la mort de Commode ? Là, on pouvait bosser. Ça a commencé comme ça. En regardant nos options. C’était pareil sur Napoléon, en plus compliqué, parce que bon, la vie de Napoléon, holy shit

Gladiator II, l’ultime divertissement de Ridley Scott [critique]
Gladiator 2 Paul Mescal
Paramount

Retrouver Denzel vingt ans après American Gangster, avec Russell Crowe, c’était comment ?
Je voulais un bad guy, c’est tout. Quand j’ai fait le premier Gladiator, je me suis demandé : "où sont les vieux de la vieille ?" Richard Harris est vivant ? OK. Oliver Reed ? OK ? David Hemmings ? Une perruque rouge, et zou. Oliver Reed était très excentrique, OK, mais quelle personnalité. Avec lui, avec eux, vous avez quelque chose devant la caméra que vous ne pouvez pas programmer ou décider. Harris me disait : "je te donne deux prises, après je vais oublier ce que je suis en train de faire." Je pouvais me planter à tout moment, mais la valeur à l’écran est inestimable. Et Denzel… tourner à Harlem avec lui, c’était génial, j’ai adoré faire American Gangster. Vingt ans plus tard, j’avais besoin pour Gladiator II d’un acteur tout aussi formidable, mais qui puisse surtout être un vrai bad guy. J’ai dit Denzel tout de suite, un peu au hasard. (rires) Je lui ai envoyé une peinture de Jean-Léon Gérôme (NDLR : peintre orientaliste français dont la peinture Pollice Verso a été l’inspiration première de Gladiator premier du nom), intitulé Le Maure : l’illustration d’un Noir spectaculaire, avec des muscles comme ça, vêtu d’étoffes oranges et bleues. Un seigneur, un riche marchand, de toute évidence. J’ai dit à Denzel : voilà, ça c’est ton personnage. Il m’a dit : "OK, je le fais".

Bon, et comment expliquez-vous l’héritage de Gladiator ?
Je crois que c’est l’aspect spirituel du film, en fait. Je ne voulais pas que la suite perde de vue cela. Il fallait parler de perte. Dès le début du film, il y a un deuil, et lui-même se retrouve au seuil du monde des morts. Il revient, mais… comment illustrer cela ? Merci Ingmar Bergman, au passage - ce n’est pas une équipe de foot, vous savez qui c’est, je suppose… Il prend un morceau de flèche qui sera son talisman tout au long du film. Gladiator II est un film sur la perte, sur comment on en revient et on essaye de tout regagner. Y compris soi-même. Avec ça, je joue déjà avec l’idée de Gladiator 3. Non, sérieusement ! J’ai allumé la mèche… La fin de Gladiator II évoque celle du Parrain, avec Michael Corleone qui se retrouve avec un boulot dont il n’a pas voulu, et qui se demande, "et maintenant, Père, qu’est-ce que je fais ?" Le prochain Gladiator parlera donc d’un homme qui ne veut pas être là où il est… Il va se frotter à la corruption, vous allez voir. On croit que les Romains sont comme dans les beaux livres d’histoire. C'était une belle bande d'enfoirés ! ("an evil bunch of motherfuckers") Il suffit de voir ce qui se passait dans le Colisée -bon, moi j’ai rendu ça divertissante en y balançant un rhinocéros ou des babouins carnivores... Mais le Colisée, c’est vraiment le mal incarné, non ? La foule était vraiment crédule.

En parlant de perte, pas de Hans Zimmer au générique alors que son score du premier est légendaire. Pourquoi ?
Au fil des années, on a des caméramans différents, des costumiers différents, des acteurs différents… Il ne faut pas rester coincé. Donc je bouge sans arrêt mon équipe créative pour que tout le monde reste alerte. Il faut éviter la répétition.

En même temps, la musique utilise des thèmes entiers de la BO de Zimmer du premier film…
Il faut bien ! Si je faisais un James Bond, je dois utiliser le thème de Bond, non ? On a quand même trouvé un joli thème pour Lucius -très spirituel, justement.

Gladiator 2 Denzel
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Vous me parlez de spirituel, mais le film est très brutal, très direct. Il y a plein de violence et de sang -vous trouvez de la spiritualité dans les scènes de bataille ?
Regardez autour de vous : vous voyez de la spiritualité ? Bien sûr que oui. Ce qui se passe en Israël ? C’est à propos de religion. Toute guerre concerne la religion. La raison fondamentale de toute guerre est la satanée religion. Ça ne change pas, jamais. On n’apprend rien. On croit que l’on évolue -on n’apprend rien de rien.

L’empereur Caracalla le dit dans le film : "Que le peuple se nourrisse de guerre".
Ça me rappelle quelque chose à propos des empereurs romains : on a appris qu’ils se lavaient et buvaient de l’eau qui était passée dans des tubes en plomb. La classe supérieure, dirigeante, buvaient de la flotte polluée de plomb. Je me demande à quel point ça les a rendus zinzins -le nombre d’empereurs romains devenus fous ne s’explique pas seulement par le pouvoir qu’ils avaient. Ils vivaient peut-être dans une époque empoisonnée -littéralement. Le plomb, c’est dangereux ! Et dire que je mâchonnais mes soldats de plomb quand j’étais petit.

Peut-être que ça explique tout -pourquoi vous faites deux films en même temps.
Ahah, peut-être ! Mais, que voulez-vous, c’est comme ça que ma tête fonctionne. Elle aime être occupée. J’ai repris la peinture il y a dix ans -j’ai commencé comme ça, par la peinture, à l’origine… Maintenant, les enfants passent leur vie sur ces putains de machines (il montre son smartphone) Allez grimper sur un putain d’arbre, voilà ! Allez nager, risquez la noyade, fumez des clopes, faites des bêtises -mais reposez ces putains de trucs. Vous avez des gamins ?

Non.
Ok. Mes enfants ont tourné la pub Pepsi Cola pendant Gladiator II. Mon cadet, Luke, a 55 ans… Ma fille a 44 ans et a fini son deuxième film. Ils ont bien réussi. Ces choses-là (smartphone) vous enlèvent l’envie de faire quoi que ce soit. Je viens de la génération papier-crayon. Il ne faut surtout pas qu’on perde la valeur de l’enseignement -professeur, le plus beau métier avec celui de médecin. Point final. Mais il y a un moment où on ne veut plus apprendre. Les bons profs sont souvent de bons raconteurs d’histoires., ils vous engagent dans leur récit, même en maths et en physique. Les profs ne sont pas assez payés. C’est dramatique. Il faut changer ça. Même si pendant la guerre, on détestait les profs, ils nous détestaient, ahah…

A ce sujet, Alexandre le Grand avait Aristote comme professeur.
Exactement ! Vous voyez où je veux en venir ?

Je voulais dire qu’il avait un bon maître et qu’il a quand même massacré pas mal de gens.
Je crois que la vanité du pouvoir est une chose extraordinaire, tout de même. Surtout dans le pays dont je vous parle (NDLR : les USA). Bon, on ne devrait pas parler de ça, car ce n’est pas le sujet, mais c’est extraordinairement terrifiant ce qui se passe. L’idée de démocratie, de république -ce sont deux choses identiques à l’origine, mais le vote les a séparées.

Une dernière question : votre film suivant est sur les Bee Gees est écrit par John Logan, l’un des co-scénaristes de Gladiator
Non, nous ne travaillons plus ensemble là-dessus. Il y a ce type, Joe Penhall (NDLR : scénariste de La Route de John Hillcoat), qui a écrit il y a dix ans une pièce sur ce groupe de rock (NDLR : Sunny Afternoon, une comédie musicale jukebox sur les Kinks) constitué de vrais voyous, ahah ! C’est lui qui réécrit le scénario des Bee Gees pour moi. D’ailleurs, j’ai revu Barry Gibb il y a trois semaines. Il est très en forme. Et il a 78 ans. Vous imaginez ? (NDLR : Ridley Scott fête ses 87 ans le 30 novembre)


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