First Reformed (Sur le chemin de la rédemption)
Universal

Rencontre avec le scénariste et réalisateur américain, à l’occasion de la mise en ligne de son dernier film sur Netflix.

En début d'année, à l’occasion d’une grande rétrospective au Forum des images, Première avait pu poser quelques questions à Paul Schrader. Une interview à ne pas manquer, à l'heure où First Reformed débarque sur Netflix.

Bien que sorti en France directement en DVD (sous le titre Sur le chemin de la rédemption), First Reformed, le dernier film de Paul Schrader, a reçu un accueil critique dithyrambique et remis en lumière l’œuvre de son réalisateur. Schrader, 73 ans, le calviniste fasciné par la débauche et l’ultra-violence, souvent réduit à son travail de scénariste pour Martin Scorsese ("Quoi que je fasse, la première ligne de ma nécro dira que je suis l’auteur de Taxi Driver") trône aussi à la tête d’une filmographie protéiforme et intrigante, faite autant de chefs-d’œuvre visionnaires (American Gigolo, qui inventait l’esthétique de l’ère Reagan et influencera considérablement Bret Easton Ellis) que d’entreprises commerciales hasardeuses, de pépites méconnues (Blue Collar) que de DTV embarrassants (La Sentinelle), d’expériences tape-à-l’œil (son remake de La Féline) que d’austères variations sur l’œuvre de Robert Bresson (sa véritable obsession, de Light Sleeper à First Reformed). Durant tout le mois de janvier, le Forum des images propose de redécouvrir cette œuvre, via une large rétrospective, une carte blanche offerte à l’intéressé (qui va de Bergman à Peckinpah, de La Prisonnière du Désert à Sils Maria), des rencontres, des débats et une leçon de scénario. Le timing ne pouvait pas être meilleur, au moment où le monde se passionne pour les aventures d’un clown sociopathe ouvertement inspirées de la descente aux enfers de Travis Bickle dans Taxi Driver...

Première : Dans un texte qui accompagne la rétrospective du Forum des images, Olivier Assayas dit que vous êtes "le plus illustre des cinéastes sous-estimés"… Ça vous va comme définition ?
Paul Schrader : Ah, ah, oui c’est pas mal ! Disons que je suis le genre de réalisateur qui reçoit des prix pour l’ensemble de sa carrière plutôt que pour un film en particulier ! Je n’ai pas commencé avec un breakthrough movie, le genre de début fracassant qui établit d’emblée une réputation… Bon, Taxi Driver et American Gigolo ont quand même capturé le zeitgeist. Mais il y a souvent quelque chose qui met les gens mal à l’aise dans mes films, et qui les empêche de les apprécier pleinement à la première vision.

Du coup, il y a plein de films dans votre œuvre à rediscuter, à réévaluer…
La Féline, par exemple. Les gens y reviennent peu à peu, même si les effets spéciaux accusent leur âge. A la base, dans le script que j’étais censé tourner, la fin se déroulait dans une vieille bicoque terrifiante où habitait la femme-panthère, et le héros sortait son flingue et la tuait. Pas très intéressant. Je me suis dit : "Et si, à la place, il l’attachait à un lit et la baisait jusqu’à ce qu’elle redevienne un animal ? Il l’enfermerait ensuite dans une cage pour la vénérer." C’était une idée très perverse… Et on l’a fait ! A l’une des premières projections, j’étais assis au fond de la salle, il y avait deux adolescentes devant moi, le film s’achève et, au moment où commence la chanson de David Bowie, je vois l’une des deux se prendre la tête dans les mains et s’exclamer : "Oh mon Dieu !". Je me suis penché vers Jerry Bruckheimer, le producteur, et lui ai dit : "On est peut-être allé un peu trop loin." Mais quand tu vas trop loin au cinéma, ça permet justement aux gens de redécouvrir le film une fois que le contexte a changé, que l’appréciation n’est plus obscurcie par la morale de l’époque. C’est pour ça que j’aime Performance (film de Nicholas Roeg avec Mick Jagger, que Schrader montre dans le cadre de sa carte blanche au Forum des images – nldr), il vieillit très bien, il n’arrête pas de grandir, on peut désormais le regarder sans être embarrassé par un quelconque jugement moral.

Quel film de Paul Schrader nous conseillez-vous de redécouvrir à l’occasion de cette rétrospective ?
First Reformed. Ou plutôt le découvrir, tout court, vu qu’il n’est même pas sorti chez vous. They didn’t release the motherfucker ! C’est un film inspiré par Bresson, s’il y a bien un pays dans lequel j’aurais parié qu’il sortirait, c’est la France. Mais non, NBC-Universal a estimé que ça devait sortir directement en DVD, et ils lui ont donné ce titre épouvantable (Sur le chemin de la rédemption). Peut-être que Bresson aussi serait privé de sortie en salles aujourd’hui !

First Reformed (Sur le chemin de la rédemption)
Universal

Mais aux Etats-Unis, le film a été remarqué, très bien accueilli, le distributeur A24 a l’air d’avoir bien fait son travail…
Oui, ils aimaient le film, ils avaient foi en lui, ils ont su le vendre.

Ça vous a même valu votre première nomination aux Oscars. Et vous êtes revenu de la cérémonie avec un commentaire un peu vachard sur Facebook…
"Ne jamais sous-estimer le pouvoir de la médiocrité" !

Qu’est-ce que ça voulait dire ? C’était un commentaire sur le vainqueur, Green Book ?
Non, sur les Oscars eux-mêmes. C’est difficile d’être bouleversé quand vous n’obtenez pas un prix pour lequel vous n’avez aucun respect. Bien sûr que je veux un Oscar : ça signifie que les gens vont aller voir mon film et que le prochain sera plus facile à faire ! Mais est-ce que je respecte ce prix ? Non. Il suffit de regarder la liste des vainqueurs pour comprendre pourquoi. 

Vous profitez de cette rétrospective à Paris pour montrer un « film surprise », une version alternative de Dying of the Light (La Sentinelle), ce film que Nicolas Cage et vous avez renié en 2014…
Voilà ce qui s’est passé : j’ai fait ce film avec des gens qui ne me respectaient pas, des nouveaux venus dans le business. Ils n’aiment pas le cinéma, ils n’y vont pas, c’est juste un investissement pour eux. J’avais écrit ce script et ça les intéressait parce qu’ils savaient que je pouvais leur obtenir Nicolas Cage pour pas cher. Mais au moment du montage, je me suis rendu compte que quelque chose ne fonctionnait pas : le personnage principal souffre de dégénérescence mentale et j’ai soudain compris que le style même du film devait refléter son état. C’est là qu’ils m’ont viré, parce que le montage allait me prendre plus de temps que prévu. Ils ont sorti le film en vidéo, et Nic Cage et moi l’avons désavoué. Puis j’ai commencé à réfléchir à re-travailler le film. Je ne sais pas si vous connaissez Hank Corwin : c’est un grand maître du montage, il a fait Tueurs Nés et Vice, c’est le spécialiste de ce type de montage heurté et chaotique. J’ai appelé l’un de ses disciples, Ben Rodriguez, pour lui demander de monter First Reformed, en lui expliquant: "En vrai, je n’ai pas besoin de toi pour First Reformed, c’est un travail très simple, tu vas faire ça très vite, en cinq semaines, c’est plié. Mais comme ça, en parallèle, tu pourras bosser sur ce nouveau montage de Dying of the Light."

Paul Schrader
Forum des images

Une version pirate de votre propre film !
Oui, on n’avait même pas accès au matériel originel, juste aux DVD de travail. J’ai appelé ça Dark, on l’a mis en ligne, c’est loin d’être parfait, mais c’était une manière de dire "voilà le film que j’aurais voulu faire". Les producteurs m’ont menacé de poursuites judiciaires. Je m’en fous. Sur le plan artistique, ces types sont des lâches. Tout ce qu’il voulait, c’était un film de Nicolas Cage avec cinq scènes d’action dedans. Ils me l’ont vraiment dit comme ça, mot pour mot !

Ça a été la pire expérience de votre carrière ?
Oui. Surtout quand je me suis retrouvé coincé dans cette chambre d’hôtel à Los Angeles. A ce moment-là, j’ai dit à ma femme : "Ils essaient de me tuer." Ils m’avaient viré du film, je n’avais plus le droit d’aller en salle de montage. Mais je ne pouvais pas non plus quitter la ville parce que si je faisais ça, ça signifiait que j’abandonnais le film, que je ne pourrais même pas le voir. Donc je me retrouve dans cette chambre, à déprimer, à boire, et je me persuade que ces salopards veulent ma mort… J’ai cru que ma carrière allait s’achever comme ça, sur cette humiliation. C’est pour ça que j’ai tout de suite voulu refaire un autre film avec Nic Cage, Dog Eat Dog. Je lui ai dit qu’il fallait qu’on retravaille ensemble, qu’on enlève cette tâche sur nos chemises. Bon, Nic a tellement de tâches sur sa chemise qu’il ne s’en rend peut-être même plus compte ! (Rires) Mais je voulais laver la mienne.

Dog Eat Dog : rencontre avec Nicolas Cage et Willem Dafoe

Et sur Dog Eat Dog, vous avez eu le final cut…
Oui. Je n’avais jamais eu besoin de m’assurer d’avoir le final cut dans ma vie, car je viens d’un système où l’on respectait les films. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Mais ça m’a remis en selle et j’ai pu faire First Reformed.

Le magazine Film Comment vient de vous demander vos films préférés de la décennie et vous avez mis First Reformed en tête de liste…
Ah ah, oui ! Mais je le pense vraiment ! C’est un véritable achèvement. Le 25 mars 1969, j’ai vu Pickpocket et, en l’espace de 75 minutes, j’ai compris qu’il y avait un lien entre le sacré et le profane, et que ce lien pouvait être stylistique. Deux ans après, j’ai écrit un livre à ce sujet (Le Style transcendantal au cinéma. Ozu, Bresson, Dreyer). Mais durant ces 75 minutes, j’ai également compris que je pouvais devenir cinéaste. En voyant ce personnage, ce voleur qui écrit son journal, je me suis dit que moi aussi, je pouvais faire un film comme ça. Et trois plus tard, j’ai écrit Taxi Driver. Il aura fallu cinquante ans pour que mon livre et ma carrière cinématographique se rejoignent dans First Reformed. C’est un aboutissement. Voilà pourquoi je l’ai mis en haut de cette liste.

Taxi Driver
Columbia Pictures

Vous envisagiez dès le début First Reformed comme un héritier direct de Taxi Driver ?
Pas vraiment. Je m’inspirais de beaucoup de films : Journal d’un curé de campagne, Les Communiants, Ordet, Rossellini, Tarkovski… Le monteur de First Reformed m’a dit : "Il y aussi beaucoup de Taxi Driver dedans". "Oui, un peu", j’ai répondu. Il a insisté : "Non, pas un peu, BEAUCOUP" (Rires)

Mais moins que dans Joker, ceci dit… Vous l’avez vu ?
Oui.

Un commentaire ?
Non ! (Rires) Ça ne nous mènerait nulle part. Si je dis que c’est moins bien que Taxi Driver, on dira que je râle. Si je dis que c’est aussi bien, on dira que je mens. Alors je me tais !