Jouer avec le feu
Ad Vitam

Benjamin Voisin et Stefan Crepon nous racontent leur collaboration sur ce drame des soeurs Coulin.

Début septembre, Vincent Lindon a reçu, à la Mostra de Venise, la Coupe Volpi du meilleur acteur pour Jouer avec le feu, de Muriel et Delphine Coulin (Voir du pays), dont Ad Vitam dévoile cette semaine la bande-annonce.

Première a pu rencontrer les interprètes de ses deux fils à l'écran, Fus et Louis. Avant d'être réunis, Benjamin Voisin (La Dernière vie de Simon, Eté 85, Illusion perdues...) et Stefan Crepon (La Prière, Lupin, Peter von Kant...) étaient déjà de bons copains, qui rêvaient depuis quelques années déjà de collaborer sur un même projet au cinéma. C'est à présent chose faite grâce à ce drame qui raconte la plongée d'un ado dans l'extrémisme, sous les yeux de son père et de son frère impuissants. Il s'inspire librement du livre de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit (2022) et sortira au cinéma le 22 janvier prochain.


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Première : Bonjour Benjamin et Stefan. Vous vous connaissez très bien : avant de collaborer Jouer avec le feu, vous avez vécu en colocation, c'est bien ça ?

Stefan Crepon : Oui, pendant cinq ans. Comme Dustin Hoffman, Gene Hackman et Robert Duvall dans les années 50 à New York, t'as entendu parler de ça ?

Benjamin Voisin : Non, mais c'est la classe !

Ou comme Andrew Garfield, Eddie Redmayne et Jamie Dornan, au début des années 2000, en Angleterre ?

BV : Un peu, oui. On était une coloc' de copains acteurs. Tous les deux on se connait depuis le cours Florent, précisément, donc c'est vrai qu'on avait une envie folle de travailler ensemble. Mais vous vouliez savoir quoi au juste sur la vie en coloc' ?

Eh bien jusqu'à quel point le fait d'avoir vécu cela vous avait aidé à créer la complicité que vous avez à l'écran. Vous jouez deux frères très proches, et en même temps extrêmement différents, et qui communiquent peu par la parole...

BV : C'est clair que le fait de savoir jouer ensemble, ça aide vachement à être sur le devant de la scène. Jusqu'ici, on avait bossé ensemble, mais entre nous.

SC : Oui, je lui faisais répéter des textes, et il me faisait répéter aussi...

BV : En gros on s'épaulait dès qu'on préparait des auditions de théâtre ou pour le cinéma. Le plus dingue à ce propos, c'est la fois où j'ai été pris pour une pièce de théâtre en seulement quelques heures. Bon, je n'ai finalement pas pu la faire, car ça coinçait sur les dates, mais ils m'avaient quand même choisi alors que je devais filer le texte la veille à 18 h. Pour un essai le lendemain 12 h !

SC : On a répété une heure à fond, tous les deux le matin, et c'était parti !

BV : La coloc' fait qu'on se connaît vraiment bien, forcément : il a vu mes amoureuses, j'ai vu les siennes. Je l'ai vu douter sur des choses de la vie ou des scénarios. Il m'a vu douter. Il était là quand j'ai réussi des gros trucs, j'étais là quand il a signé avec François (Ozon pour Peter Von Kant, ndlr). Le lendemain du César, par exemple (Voisin a gagné le prix du meilleur espoir masculin pour Illusions perdues), on avait quatre potes dans le salon. Tous en lendemain de belle soirée, avec le César qui est là (il désigne la table basse), et on est posés autour, tous ensemble. La maison qu'on a partagée, ça a été un endroit de travail, beaucoup de travail, et de doutes. Mais aussi de célébration.

SC : On se connaît depuis dix ans maintenant, donc ça faisait très longtemps qu'on avait envie de faire un film comme celui-là.

BV : On a parfois été refusés...

SC : Oui et il y a aussi des trucs auxquels nous, on a dit non. On attendait le bon projet, je crois.

Benjamin Voisin et Stefan Crepon Jouer avec le feu
Abaca

Vous n'avez jamais voulu vous écrire des rôles ?

BV : Ah non. On est pas très bons, Stéphane et moi, pour imaginer une histoire. On est très très très très acteurs, tous les deux. Il y a des défauts dans ce métier, comme le fait d'être un objet de désir, parce que ça peut être vécu comme un truc très oprimant, mais quand ça se passe bien -et pour nous, ça se passe bien, on touche du bois !- c'est très agréable de pouvoir se dire que des gens qui ont apprécié nos films précédents pourraient penser à nous regrouper sans savoir qu'on se connait. Si ça se passe comme ça, c'est encore mieux. Pour moi, ça donne une forme de légitimité.

Les soeurs Coulin ont fait appel à vous en connaissant ce lien ?

BV : Oui pour ce projet en particulier, on a passé l'audition ensemble. D'ailleurs, elles se sont peut-être dit : 'Ils ne sont pas si bons acteurs, mais ils sont très proches. Putain, ça fonctionne ! (rires)'

SC : En plus on jouait deux frères sous la direction de deux soeurs, c'était génial. Elles sont senti tout de suite que le rapport qu'on a dans la vie se rapproche de celui de deux frangins, c'est vrai. On pouvait très vite se projeter, se reconnaître, et ça passait par des indications minimes, en fait.

BV : Oui, elles nous plaçaient à des endroits physiques où elles savaient que l'émotion allait venir de nous deux. C'était pas tellement de la mise en scène, c'était vraiment un truc de sororité : quand tu as grandi avec des frères et soeurs, tu sais que si le père est à un moment donné un peu lointain, disons dans la même pièce mais occupé dans son coin, les deux gamins vont commencer à se parler, à chuchoter, à se marrer. Elles avaient pigé qu'on avait ça entre nous.

SC : Comme la scène où il fait les petits papiers là, c'était pas véritablement écrit ça. Il y avait juste l'idée que pendant qu'il est occupé à faire ça, les deux frères l'observent de loin et se moquent un peu, ils commencent à le chambrer.

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Une fois engagés en duo, comment avez-vous construit vos personnages ?

BV : Personnellement, je n'avais pas à ramener beaucoup de choses de moi-même dans Fus. Je me suis senti chanceux à ce niveau-là. Disons qu'il n'était pas le plus compliqué à jouer, mais plutôt à mettre en scène : les réalisatrices me parlaient en permanence en préparation. Elles ont fait attention à la question de la sympathie, de ne pas le montrer comme 'le mec cool', à la mode pour les jeunes, mais en même temps de pas trop montrer qu'on aurait pu prédire qu'il allait tourner mal. L'idée, c'était aussi de faire comprendre que ce genre d'endoctrinement violent, ça peut venir de partout, de chez tout le monde, Ce n'est pas seulement à observer dans la maison d'à côté, mais peut être chez soi-même.

Est-ce que ce genre de personnage sombre est impactant, personnellement ?

BV : Tout mon travail en amont n'est pas là pour changer ma personnalité. Je fais très facilement la distinction entre qui je suis et ce que je fais. Je pourrais jouer un prêtre et un tueur et série et ça ne m'affecterait absolument pas...

SC : Parfois, c'est les mêmes ! (rires)

BV : C'est vrai. Tiens on pourrait en tirer un scénario, de ça, ça s'écrit tout seul, non ? (rires) En tout cas, il y avait quelque chose d'assez indécis dans mon interprétation au départ, à chaque prise je proposais quelque chose de différent. Le truc, c'était d'être bon acteur, l'écueil aurait été d'être mauvais, mais j'ai été vite rassuré par le fait que ces réalisatrices ont du goût. En plus, quand Vincent Lindon fait un film, souvent, il sait de quoi il parle. Si on aborde des sujets politiques, c'est pas lâché dans le vent.. Il se base sur des sujets assez concrets. Honnêtement, j'étais serein.

SC : Pour moi, c'était différent, car mon personnage doit trouver sa place. Déjà, à la lecture du scénario, c'était écrit comme ça : cette espèce de personnage plus taiseux qui est le plus dans la retenue dans cette famille et qui s'interroge : 'Comment est-ce que je me positionne ?' Est-ce qu'il doit prendre partie ? Peut-il laisser libre cours à son amour pour son père et son frère ? Il était aussi important de le faire vivre dans ses silences. Comme il ne parle pas tant que ça, c'est plus par ses regards qu'il va raconter.

Et avec votre papa de cinéma, comment ça s'est passé ?

BV : Vincent Lindon, il prend de la place, mais il vous accueille aussi. Il a la carrière qu'il a, son aura, son bagage, il n'arrive pas comme une page blanche sur un plateau. Ca, on peut rien y faire et lui même ne peut rien y faire. Il est qui il est. C'est quelqu'un d'énergique, c'est quelqu'un qui a cette présence extrêmement forte, sans être écrasante. Il nous a toujours laissé la place pour nous exprimer, et c'est comme ça que ce trio s'est formé, cette famille.

SC : Oui, sur le plateau, il fallait qu'on arrive à les faire exister tous les trois ensemble.

BV : Je crois qu'à Vincent, on lui a plu parce qu'on a pas de réseaux sociaux, qu'on vient du théâtre, qu'on est impliqué dans des films qui demandent un certain goût artistique... Il nous a testés un peu au début, mais vraiment pas longtemps car il a vu qu'on était là pour servir le film. Au bout de deux jours, on a passé des moments formidables. D'ailleurs, il n'en revient pas d'avoir eu un prix à Venise pour ce film là, parce qu'il disait : 'On passait notre temps à être dans le jardin, à jouer au football ensemble...'

SC : Plusieurs fois, les techniciens devaient nous appeler pour tourner, d'ailleurs.

BV : Oui, mais ça participe à la vérité de nos personnages, en même temps. Passer du temps ensemble, jouer... Mais c'est vrai que paradoxalement, son sujet a beau être dur, on a vraiment passé un très bon moment sur ce film, nous les acteurs.

Jouer avec le feu
Ad Vitam

Vous avez beaucoup répété ensemble avant de tourner ?

BV : On a eu du temps pour ça, et en ce sens, je dois dire que ce film m'a paru très bien produit : parfois, on avait besoin de journées entières pour bien tourner. Par exemple pour les scènes de conflit avec Vincent, on pouvait discuter dès qu'on arrivait le matin, puis on allait manger, on réfléchissait à ce qu'on s'était dit, on attendait même que la digestion passe. Ce sont des choses concrètes, qui comptent dans la qualité finale du film, je trouve. Pouvoir utiliser ce temps-là pour créer, c'est quand même assez inoui.

SC : Parfois on changeait d'idée en cours de répétition, aussi.

BV : Ah oui, une fois on a décidé au bout d'une heure et demi de réflexions dans la cuisine... qu'on n'allait finalement pas tourner la scène dans la cuisine. Ca n'arrive jamais ce genre de trucs au cinéma. D'avoir le temps de se dire : 'En fait, la réponse n'est pas dans la cuisine.' et de faire autrement. Et puis on a aussi été marqués par la souplesse d'esprit des réalisatrices quant au sujet de l'extrémisme, de la violence. J'ai trouvé qu'elles traitaient vachement bien la question et qu'elle l'emmenaient avec beaucoup d'angles de réflexions. Elles laissent de la place aux spectateurs, chacun peut s'imaginer soi-même au sein de cette famille. Que ça soit par l'amour qui existe entre nous ou par le désordre des vies de chacun, que ça soit dans les passions, la volonté de vivre autre chose et de s'en aller, que ce soit par le poids de rester... Il y avait un mélange de tellement de choses dans le scénario. Le film c'est vraiment une histoire d'amour mal exprimé, l'impossibilité de comprendre l'autre. Parce qu'il y a de l'orgueil, des préjugés, de la déception... La vie simplement.

Vous jouez tous les deux énormément avec le silence dans ce drame. Vous faites passer également beaucoup de choses par votre corps ou vos regards. Comment avez-vous travaillé sur tout cela ?

BV : Il y a une phrase de Victor Hugo qui dit seul : 'Seul le silence est complet' et j'y crois. Pour moi, c'est très facile de jouer le silence. Dès que tu dis un bout de phrase, tu rends superflues plein de chose. Le silence, c'est un truc qui me plaît énormément. Je ne sais pas trop pourquoi au fond, mais en tout cas, c'était beaucoup plus facile de tourner à la fin de Jouer avec le feu que le début pour moi. Ce qui est dur, c'est plutôt ce qu'a fait Stéphane dans Peter Von Kant, dont le rôle est entièrement silencieux. Il parle dans notre film, pas beaucoup mais quand même. Alors que chez Ozon, c'était pas pareil. Il devait exister à travers quelque chose qui est précis et quasi ordonné, on s'y engage en sachant que ce sera ça du début à la fin. C'est un pari, ça ! Mais moi, quand je lis un scénario et que je vois qu'il y a un peu de silence, je me dis : 'Bon, ça, c'est cadeau. C'est tout ce que j'aime.'

SC : Le silence de Fus, il vient plus de lui même. Alors que pour Louis, c'est lié au fait qu'il évolue auprès de deux personnes qui ne savent pas se parler. Du coup, moi je veux juste pas parler.

BV : C'est ce qui est vraiment intéressant dans le rôle de Stéphane, je trouve : il commence à parler quand je ne suis plus là. Alors que moi, mon silence n'est pas dû à l'absence de Stéphane, il est lié à une mouvance d'esprit.

SC : Au-delà des silences, je trouve qu'il y a une lueur d'espoir quand même à la fin. Bon, je ne veux pas trop spoiler, mais le film n'est pas fermé, quoi.

BV : Je vois la lueur, aussi, mais pour moi elle n'est pas tellement chez nous, les personnages. Elle est plus pour le spectateur. En voyant ce qui peut se passer de dramatique, on a très envie de trouver une autre issue, non ? Donc la lueur elle est plus chez l'autre, pas tellement chez nous. Nous, nous sommes très enfermés. Et puis les sœurs ont eu la volonté de faire ça comme ça, mais dans le roman, c'était encore plus sombre... Et le monologue final n'existait pas. Vincent Lindon est arrivé avec beaucoup d'idées, il a proposé plein de choses en amont, ils ont vraiment bossé ensemble avec les soeurs Coulin. Une fois toutes ces idées validées, bloquées, nous quand on arrive, on n'a plus qu'à jouer le texte. Tout est déjà là.

Jouer avec le feu
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Il n'y a pas de place pour l'improvisation ?

BV : Pour l'impro, pas vraiment, non. Parce qu'on a tous trop travaillé avant.

SC : Enfin on a quand même eu un énorme fou rire à un moment. Tu te souviens, la scène de la cuisine, où nos personnages essayent de rester discrets quand leur père se réveille avec la gueule de bois ?

BV : Sauf que ce sont deux gamins entre eux. Il y a un ballon qui traine, ils commencent à se l'envoyer... mais en toute discrétion (rires).

SC : Là on improvisait plein de trucs, on a pu se balancer des objets qui trainaient, lui il m'a renversé du lait dessus... Pour le coup on s'est bien inspiré de notre vie en coloc' pour cette journée de tournage. On savait juste qu'à un moment donné, on devait faire un bruit de trop, et là Vincent arrivait et on devait se calmer. Sauf qu'à un moment donné, il était censé arriver énervé, mal réveillé...

BV : Moi, j'avais mis du lait partout. Et là il nous dit : 'C'est quoi ? C'est dégueulasse ?'

SC : Et toi, tu lui réponds : 'Nan, mais je visais le bol de café.' On était tendus, on savait pas s'il était juste dans son personnage ou vraiment énervé parce qu'on allait devoir retourner la scène. Et là d'un seul coup, il tilte : 'J'visais le café, qu'il me dit...' et il explose de rire. Nous aussi, on a tout lâché à ce moment-là. Au final, c'est un fou rire qu'on ne pouvait pas garder, c'était trop...

BV : En terme d'énergie, ça ne collait pas au reste du film, mais ça a été important pour nous, pour la cohésion de notre trio.

SC : Je trouve que le film est beau pour ça, parce qu'on ne se regardait pas jouer.

BV : Oui on a eu de beaux accidents de ce genre, et aussi, ce qui était magnifique sur Jouer avec le feu, c'est que quand les sœurs ont eu les droits...

SC : "On a eu les droits ! Et pour pas cher en plus !"

BV : (il éclate de rire) Pardon, on adore Le Dîner de cons. Non mais sérieusement, elles ont adapté le roman comme elles le voulaient sans qu'il y ait l'auteur qui qui vienne empiéter, et quand il a vu le film, il a aimé. Quand tu as ce truc-là, la vie est belle !

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