The Discovery
Netflix

Et si Netflix avait finalement une politique éditoriale digne de ce nom, axée sur la science-fiction « adulte » à budget réduit, désormais jugée insortable en salle ? La question méritait au moins une enquête.

Article paru à l’origine dans le numéro 484 de Première, daté d’avril 2018.

Mi-temps du Super Bowl, le 4 février dernier. Entre plusieurs mastodontes super-héroïques, le public américain découvre la bande annonce d’un mystérieux long-métrage Netflix. Après trente secondes qui semblent vendre un thriller paranoïaque dans l’espace, le titre The Cloverfield Paradox s’affiche avec le carton : « Regardez-le maintenant ». Stupeur générale dans l’industrie : la plateforme de streaming vient dans le même mouvement de réussir le plus beau coup marketing de son histoire et de retirer une grosse épine du pied de la Paramount. Dans les cartons du studio depuis de longs mois, The Cloverfield Paradox faisait office de boulet pour Jim Gianopulos, président et PDG de Paramount Pictures depuis avril 2017. « Au moment de prendre son poste, il a regardé le catalogue dont il héritait en se demandant quels films avaient encore leur place dans les salles, » assure une source du Hollywood Reporter. Adios The Cloverfield Paradox, revendu cinquante millions de dollars, tout juste de quoi faire un petit bénéfice.

Netflix est devenu le plan B rêvé pour se débarrasser de films jugés inaptes à rembourser leurs frais de distribution si on les exploite au cinéma. Des films parfois très ambitieux, dont on préfère éviter le crash sur grand écran en les refourguant à la firme de Reed Hastings, ravie de leur apposer illico le sceau « A Netflix Original ». Dévoreur insatiable, le géant du streaming semble en particulier avide d’ingérer n’importe quel long-métrage de science-fiction « adulte », indé ou non, cher ou non, bon ou non. Outre le paradoxal Cloverfield, vrai-faux film de studio, on citera pour s’en tenir aux douze derniers mois :The Discovery, Spectral, Arq, iBoy, Advantageous, Mute ou Annihilation.

Netflix

« Le fait est que pour des raisons de coûts, il est devenu très difficile de sortir en salles des films de SF qui ne soient pas des gros spectacles franchisés, » nous confirme J.J. Abrams au téléphone. « Le concept Cloverfield a justement été conçu pour raconter des histoires séparées, réunies sous une seule bannière, manière de déjouer ce système. » Une stratégie qui, en l’occurrence, a montré ses limites. « Peut-être, mais je ne crois pas que cela marque la fin des sorties salles pour cette typologie de films, poursuit-il. Il faut juger chaque œuvre pour elle-même et se demander : ‘est-ce qu’elle trouvera son public au cinéma ? Vaut-il mieux qu’elle parte sur Netflix ou faut-il à tout pris la sortir dans les salles au risque de se cramer sur les frais de promo et de toucher encore moins de monde ?’ La sortie sur une plateforme, c’est juste un choix de plus pour les cinéastes, les studios et les cinéphiles. »

Garland/Jones, même combat ?
Une analyse séduisante, sauf pour un réalisateur comme Alex Garland, justement privé de ce choix. Après Ex Machina (2015) reconnu comme un classique SF immédiat, son Annihilation ne sortira pas en salles hors des États-Unis. Paramount (toujours elle) a préféré s’en délester après une projection-test désastreuse, le film étant jugé « trop intello » et le réalisateur refusant d’en modifier la fin. Alors Garland a la gueule de bois : « Je suis déçu, oui. On a fait le film pour l’expérience cinéma ; on l’a imaginé pour être vu en salles. Attention, je n’ai aucun problème avec le petit écran, il y a un potentiel incroyable. Mais il faut penser le projet en fonction de ce médium, » assure-t-il au site Collider. « Permettez-moi de vous traduire ses propos, rebondit son confrère Duncan Jones, joint par Première : il voudrait juste que son film soit vu sur grand écran par un large public. Et franchement, quel réalisateur ne le souhaite pas ? Le reste, c’est de la foutaise. Je ne crois pas à cette idée de ‘l’expérience cinéma’, qui ferait qu’on envisage ses plans différemment. On ne choisit jamais de tourner autrement que de la meilleure façon possible. Netflix ou pas, on tourne tous en ayant en tête les meilleures conditions de visionnage possibles, point. Personne ne compose sa mise en scène en pensant au trou du cul qui choisit de regarder un film sur sa montre ! » 

Même s’ils y sont venus par deux chemins opposés, retrouver le même mois Duncan Jones (Mute) et Alex Garland (Annihilation) dans l’actu Netflix est tout sauf un hasard. Plutôt le résultat logique d’un positionnement artistique et industriel similaire. Classique immédiat ou non, Ex Machina n’a pas eu le moindre impact au box-office, en particulier en France, où il a fait les chiffres d’un petit film d’art et essai scandinave (69 550 entrées). De son côté, Jones avait certes fait sensation avec Moon. Mais il était sorti directement en DVD dans une France pré-Netflix (2009). Deux premiers films, deux manières, surtout, de prouver la difficulté (l’impossibilité ?) d’exister en salles pour cette SF cérébrale (« brainy » en anglais) et peu spectaculaire.

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Si Garland se dit « déçu » du sort réservé à Annihilation, son grand film de SF horrifico-métaphysique, Jones, lui, a posté sur Twitter sa jaquette faite maison du DVD de Mute (un Blade Runner lo-fi situé dans un Berlin interlope) qui n’existera jamais dans le commerce - « comme ça je l’aurai quand même sur mon étagère ». Sa manière à lui de regretter le statut « immatériel » d’un film dont il reconnaît pourtant qu’il n’aurait pas pu naître ailleurs que sur Netflix, après avoir passé de longs mois à chercher à le financer dans les studios.

SF et algorithme
En dehors de sa stratégie des niches (des petites poches de public ultra-ciblées), il semble bien que la SF ait été identifiée comme un sillon clef et identitaire par la plateforme de Los Gatos. Réalisateur du direct-to-Netflix The Discovery, Charlie McDowell peut en attester : « on a eu des discussions où ils me disaient qu’Ex Machina avait cartonné chez eux et qu’ils pensaient que The Discovery plairait au même public, se souvient-il. Mais je ne peux pas vous dire s’ils aiment vraiment ça ou s’ils appliquent simplement ce que leur fameux algorithme leur dicte. Surtout que leur modèle économique repose sur le fait que vous restiez client de la plateforme ; ils se fichent pas mal du moment où vous allez regarder le film : ça peut être demain comme dans vingt ans. » 

Sur le papier, s’affranchir de la tyrannie du box-office peut sembler alléchant. Le hic ? Plus d’un an après la sortie, Charlie McDowell ne sait toujours pas combien de fois The Discovery a été vu. Netflix se refuse à lui donner des chiffres (à lui comme aux autres), précieusement gardés sous clef. « Tout ce qu’ils m’ont dit c’est : ’On est très content’. Et visiblement pas mal de fans d’Ex Machina ont bel et bien regardé mon film. Du coup, je fouille sur le site Letterboxd, où l’on peut voir combien de personnes affirment avoir regardé un film. Ce n'est pas très précis, mais c'est tout ce que j'ai ! »

Malgré cette frustration, le film est là, quelque part, disponible pour les millions d’abonnés qui en auraient entendu parler ou qui auraient la bonne idée de scroller au rayon SF de la plateforme. « J’en viens à avoir des sentiments partagés à ce sujet, concède McDowell. À quel moment le film dans lequel vous avez mis tant d'efforts devient juste un produit parmi d’autres, au lieu d'être vu comme une œuvre unique ? » Ce questionnement, la plupart des cinéastes préfère le mettre sous le tapis en se focalisant sur la liberté artistique que leur offre Netflix. La promesse d’un Eldorado créatif qui conjugue tous les avantages du cinéma indépendant, l’argent en plus, avec l’assurance de ne pas avoir un executive dans (ou sur) votre dos. « Un producteur maison est venu au milieu du tournage de The Discovery, raconte McDowell. Il est resté trois jours, a dit qu’il était très content de ce qu’il avait vu et il est reparti. Et c’était tout ! » Échaudé par son expérience sur Warcraft, que l’on qualifiera de compliquée (euphémisme), Duncan Jones ne dit pas autre chose : « J’ai d’abord connu la liberté d’un film indé, puis le douloureux processus de fabrication d’un gros film de studio, et à nouveau la liberté avec Netflix. »

Paramount

Là où dans le circuit des studios, les producteurs sont (re)devenus les principaux artisans du cinéma hollywoodien, Netflix prône l’exact opposé : le producteur fantôme, prenant dès lors des airs d’oasis pour des cinéastes frustrés par le système traditionnel. Un monde idéal (meilleur des mondes ?) qui reste imparfait, la plateforme n’ayant pas encore accouché (contrairement à ses réussites en séries) d’une œuvre de cinéma majeure, par sa réception critique ou dans sa résonnance pop-culturelle. Annihilation serait sans doute la première, si le film n’avait été acquis aussi tardivement, déjà tourné et monté. Le client s’en fiche éperdument ? Peut-être. Il n’empêche que la validité de ce système sera d’abord évaluée à l’aune de sa capacité à produire ses propres chefs-d’œuvre.

Charlie McDowell : « On en pense ce que l’on veut, mais il devient compliqué de se passer d’eux pour ce type de films, ne serait-ce que parce qu'ils peuvent sortir vingt millions de dollars en claquant des doigts, contrairement à une boîte comme A24, par exemple (distributeur hipster spécialisé dans le fantastique art et essai, type The WitchA Ghost Story ou le sur-buzzé Hereditary). Aujourd’hui, soit on fait son propre film indépendant pour très peu d'argent, soit on se trimbale un mastodonte à la Ridley Scott. Il est devenu très dur de trouver le juste milieu. Netflix comble le vide laissé par les studios, qui ont arrêté de s’intéresser à ce genre de films. Ils ont oublié combien de classiques ça a pu leur offrir par le passé. » On attend de pied ferme le premier « Netflix Original » qui accèdera à ce statut.