Dark Waters, de Todd Haynes, sera rediffusé ce soir sur Arte.
Dans Dark Waters, Todd Haynes raconte le combat solitaire sur plus de vingt ans d’un avocat américain qui révéla l’implication du géant de l’industrie DuPont dans la pollution et l’empoisonnement de l’eau de l’État de Virginie. Début 2020, le réalisateur de Carol racontait dans Première sa plongée dans un type de cinéma jusque-là inédit pour lui. Nous repartageons ce mode d'emploi à l'occasion de la rediffusion de ce thriller réussi à la télévision. La rédaction vous le conseille.
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En étant porté par une histoire hors du commun
Au départ, il y a un article sidérant de Nathaniel Rich dans le New York Times du 6 janvier 2016. Il y détaille par le menu le combat sur deux décennies mené par Robert Bilott, l’avocat d’un cabinet d’affaires qui a tourné casaque en se transformant en défenseur des droits d’une communauté rurale de Virginie-Occidentale, contre DuPont, géant de l’industrie chimique responsable d’un empoisonnement à grande échelle (à cause d’un composant utilisé dans le revêtement des poêles en Téflon que nous utilisons tous). Un récit digne d’un film d’horreur qui a attiré l’attention de Mark Ruffalo, dont on connaît l’engagement politique très à gauche et écologique. Le comédien contacte directement Bilott, entrevoit dans son combat la possibilité d’une fiction, fait rentrer dans la danse Participant (la société de production de Spotlight qui lui a valu une nomination à l’Oscar du second rôle) et lance la première version d’un scénario écrit par Matthew Michael Carnahan (World War Z). Puis, une fois celui-ci achevé, Ruffalo contacte Todd Haynes. Alors en pleine postproduction du Musée des merveilles, qui allait le conduire en compétition à Cannes, le cinéaste n’hésite pas une seconde. « La découverte de cet article a été un élément décisif, raconte-t-il. Impossible de résister à l’envie de porter à l’écran cette histoire qui a mis en cause notre santé à tous. Passer par la fiction allait permettre de toucher un public plus large qu’un documentaire qui risquait de n’intéresser spontanément que ceux qui étaient déjà au courant de l’article. »
En étant fan du genre
On n’attendait cependant pas Todd Haynes, le réalisateur de Velvet Goldmine et de Carol sur le terrain du film de lanceur d’alerte. Mais il faut toujours se méfier des a priori. « J’ai bien conscience que cela paraît loin de mes préoccupations de cinéaste. Mais Mark a pourtant bel et bien vu juste. Car, comme spectateur, je suis un fan absolu du genre. » Et le cinéaste de citer spontanément la trilogie de la paranoïa d’Alan J. Pakula (Klute, À cause d’un assassinat et Les Hommes du président) comme ses œuvres de chevet. « Chacun de ces films m’a plongé derrière mon écran dans un état d’anxiété dingue. Car ils offrent toujours le point de vue de monsieur et madame Tout-le-Monde en guerre contre des structures (l’État, les grosses entreprises...) censées les écraser de leur puissance. J’ai eu envie, à mon tour, de me confronter à ce défi particulier d’un récit dont les spectateurs connaissent a priori la fin, avec comme but de retrouver la forme d’innocence qui est la mienne quand je regarde ces films où j’ai tellement l’impression de vivre les histoires que j’en oublie les tenants et les aboutissants que je connais pourtant. »
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Robert Bilott a été attaché au projet, de ses premiers échanges avec Ruffalo jusqu’au plateau, où il était présent au quotidien. « Au départ, ça m’a plutôt inquiété car je craignais que cela me prive de la possibilité d’interpréter les choses à ma manière. Mais ce fut exactement l’inverse. D’abord parce que Robert est un homme discret, mais surtout parce qu’il avait les réponses à toutes nos questions : de la couleur des stylos qu’il utilisait à sa réaction précise lors de tel ou tel événement. » Il a permis de nourrir en permanence le scénario. Ce souci d’aller directement à la source se retrouve aussi dans l’investissement de plusieurs des victimes de ce scandale sanitaire qui n’ont pas hésité à se replonger dans ce cauchemar pour aider à la préparation du film.
En ne jouant jamais avec la réalité
Todd Haynes en convient : « On trahit forcément la réalité en la racontant en deux heures alors qu’elle s’est étalée sur vingt ans. On a dû faire des choix narratifs en permanence. » Mais c’est bel et bien ce désir de rester fidèle aux événements qui a guidé son travail. Au scénario – « rien de ce qu’on voit dans le film n’a été inventé : tout est inspiré de ce qu’on nous a raconté ou de ce qu’on a lu » –, en intégrant à sa distribution des comédiens recrutés sur place et aussi, évidemment, par le parti pris visuel choisi. « Ce genre de film peut se raconter de plein de façons différentes à l’image. Pour Erin Brockovich, Steven Soderbergh a ainsi opté pour une certaine f lamboyance avec un chef opérateur que je connais bien, Ed Lachman », explique-t-il en souriant. Mais pour Dark Waters, avec l’appui du même Lachman, Haynes a choisi un style le plus proche possible du documentaire. « Le seul pour moi capable de traduire avec justesse ce qui se passe dans la tête de Robert lors de son interminable combat. Cette angoisse qui le dévore au quotidien. »
En racontant un moment symbolique de la vie politique américaine
Avec Dark Waters, Haynes ambitionne d’aller plus loin que l’engagement de Robert Bilott. C’est-à-dire de le montrer comme un symbole des dommages collatéraux du capitalisme triomphant et dérégulé, « devenus la norme alors qu’ils étaient au départ exceptionnels ». Haynes date le moment de bascule au début des années 80, « avec la présidence Reagan, dont Trump n’est finalement que l’héritier. Voilà pourquoi j’ai voulu commencer le film dans une ambiance sereine, celle d’avant la dérégulation où la notion de justice semble encore avoir un sens. Et le terminer dans la noirceur la plus totale, celle de notre monde d’aujourd’hui où la victoire du plus fort semble trop souvent inéluctable. » Objectif atteint.
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