- Fluctuat
L'acte de naissance de l'Amérique a commencé à Hollywood. Toute sa modernité est là, et toute l'image de notre nouveau monde y a été filtrée dans son immense réseau de réinterprétations de la pensée par les images. Que se passe-t-il alors quand l'Amérique retrouve après des décennies de péplum un peu oubliées, la grande fable originelle de la civilisation occidentale ? Que se passe-t-il lorsqu'un immigré allemand accueilli par Hollywood tourne L'Iliade d'Homère avec Brad Pitt dans le rôle d'Achille ? Il accouche d'un moment esthétique curieux et paradoxal à l'hésitation constante et pourtant pas inintéressante.
Que dire de Troie sinon commencer par dire qu'il est raté. Raté pour quoi, pour qui ? Il est raté parce que ce dont manque cruellement cette adaptation hors norme, c'est d'un projet qui n'aurait pas eu à hésiter. Entre le logos, la fable, la représentation des hommes en action des origines et une certaine conscience de l'âge esthétique. Ce que le cinéma comme art au 21ème siècle est capable de réactualiser avec ses propres moyens. Sa technicité absolue. Troie posant d'emblée les questions ontologiques essentielles auquel il s'expose de par le choix de son récit, même « librement adapté ». Si l'on se projetait au fondement du texte on pourrait poser la question de la mimésis, cette manière singulière d'envisager la ressemblance qui a longtemps marquer l'art et la philosophie. Il faudrait mettre fondamentalement en crise toutes les images de Troie afin d'en relever le chemin jusqu'à nous. Toute une histoire de l'art, à remettre à plus tard.Représenter la tragédie des hommes dans Troie de Wolfgang Petersen convoque par conséquent de s'attarder sur son cas par le rapport paradoxal qu'il institue. Cette hésitation entre la mise en scène de la parole et celle de l'action. Entre cette dépendance du visible par rapport à la parole, et la constitution des schémas dramatiques ou du spectaculaire dans le cinéma contemporain hollywoodien. Troie est entre deux âges et désirs. L'âge des classiques (Homère et l'age d'or du péplum) et le désir de les réactualiser au travers d'une esthétique qui saurait s'autoriser une liberté entre fidélité et grande corruption. Il voudrait montrer à la fois que le visible tenu sous le dicible, et la retenue des significations sous le pouvoir de l'action de ces longues scènes de dialogue qui parsèment le film (ce qui est dérobé à la vue, l'expression des sentiments, les ressorts intimes) pourrait s'accommoder avec de larges surexpositions de batailles épiques filmées de manière relativement moderne. Mais malgré un effort particulièrement intéressant à vouloir ne jamais faire parler les composantes plastiques de l'image (la lumière, les couleurs) pour toujours laisser place à la tragédie des hommes, on retombe systématiquement sur ce grand écart de l'âge esthétique que Petersen n'a su saisir pour tenter une réelle réinterprétation moderne du texte d'Homère.Cette hésitation qui se figure par une mise en scène beaucoup trop discrète et une systématisation de ressort dramaturgique classique au sens hyper balisé, donne à Troie l'incapacité de retrouver ou prolonger le texte. Il se révèle incapable, autrement que par une lecture simpliste des actions et des relations, de faire jaillir au cinéma par ses propres moyens une nouvelle lecture du mythe. Cette alternance de scènes d'actions peu inventives qui font beaucoup penser à ce qu'Hollywood à produit depuis quelques années (de Gladiator au Seigneur des anneaux), produit dans les images qui nous sont montrées un décalage où l'esthétique se révèle dans l'incapacité de réinterpréter les mythes ou l'histoire qui y est représentée.
Ce n'est pas faute d'avoir tenter par une approche autant parfois épurée que (pseudo) réaliste de faire de Troie une réactualisation d'Homère. On distingue par ce qui a été dit chez Petersen une volonté de - malgré tout- minimiser certains effets. Que malgré la fausse virtuosité de ces plans à la conquête plastique de ces batailles incroyables et démesurées, où des centaines de milliers d'hommes se battent en rang serrés, il reste cette volonté de conserver les fondements de la tragédie. Même si Troie alterne systématiquement batailles et dialogues autour de la cité, on ressent néanmoins cette légère tentative de ne pas complètement tomber dans un spectaculaire facile. C'est peut-être aussi pour cela que Troie décevra. Parce qu'on y parle beaucoup, et que l'épée, même si elle est l'arme par laquelle la tragédie s'articule, ne reste peut-être pas l'objet que Petersen voudrait que l'on garde en souvenir. Petersen l'allemand n'est pas Scott (Ridley) l'anglais.Alors qu'est-ce que nous dit Troie finalement ? N'est-ce pas là encore une preuve que la civilisation occidentale et ses mythes sont devenus un grand réservoir à fiction pour Hollywood ? Pour le meilleur et pour le pire pourrait on dire, mais là n'est pas la question. Car peu importe l'origine, et après tout il est normal où logique que l'Amérique s'approprie la mythologie de l'occident, elle qui se défend d'en être le dernier garant, le grand rempart face aux mutations de notre très chère post modernité. Qu'elle a d'ailleurs inventée, ou plutôt mis en application. Qu'est-ce que dit le film de Petersen supra casté entre Brad Pitt et Eric Bana ou Orlando Bloom ? Il dit toujours la même chose, il ne fait que répéter ce que disait Homère dans l'antiquité. Et c'est à la fois pour cela qu'il mérite d'être vu comme une version simplifiée, informative et distrayante des origines permettant la transmission. Et comme un constat d'impuissance d'une esthétique qui n'a su pousser jusqu'au possible ses capacités de figurations. Troie n'est certes pas un nouvel âge de la représentation, ni la conjugaison d'éléments hétérogènes que le cinéma aurait permis d'illustrer vers un renouvellement du péplum, il est seulement un projet de mise en scène sans propositions convaincantes. Nul besoin de s'apesantir sur les acteurs, la jouant à la Shakespeare. Mais comme rien ne sera jamais pire que la musique du film certainement piquée à La passion de Mel Gibson, c'est déjà pas si mal.Troie (Troy)
Un film de Wolfgang Petersen
Avec : Brad Pitt, Eric Bana, Orlando Bloom, Diane Kruger, Brian Cox, Sean Bean...
Sortie nationale le 13 mai 2004[Illustrations : DR Warner Bros]
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