1974. Une silhouette descend dans un hôtel. Yves Saint Laurent prend une chambre sous le nom de Swann. Dans sa chambre il passe un coup de téléphone à un journaliste, et raconte sa dépression pendant son service militaire, sa cure d’électrochocs et sa dépendance aux drogues. L’ouverture de Saint Laurent est un trompe-l’oeil. Avec sa référence proustienne et ce coup de téléphone en forme de confession, on aurait pu s’attendre à un biopic lisse et chiant, se réduisant à enfiler les anecdotes. Perdu. On n'est pas tellement plus renseigné sur la vie d’YSL en sortant du film de Bertrand Bonello qu’en rentrant dans la salle.
Le biopic, le "d’après une histoire vraie", cet exercice casse-gueule (demandez à Olivier Dahan) étiré entre le vrai et le faux, entre le trop et le pas assez, qui prend le risque de se faire écraser par son sujet ou de passer à côté. De ce point de vue-là, on est rassuré. Saint Laurent par Bonello n’est pas un film linéaire bourré de caméos et de figures historiques. La connexion à l’histoire se fait le temps d’un montage passionnant en split-screen : à gauche les images d’archive de mai 68, du Viêt-Nam, de de Gaulle, etc ; à droite les mannequins des différentes collections défilent tandis qu’apparaît la date du modèle. L’image d’archive est réduite à son identité de simple image. Aux histoires réelles, Bonello préfère convoquer des divinités évidentes, littéraires, musicales et cinématographiques : à la fin le défilé de 1976 s’illustre par un split-screen complexe qui évoque une toile de Mondrian tandis que résonne le choeur d’ouverture de la Passion selon Saint Matthieu de Bach. Il y a Proust bien sûr (le pseudo de Swann, Bergé lui offre un tableau représentant la chambre de l’écrivain dans laquelle il finit par pénétrer), mais aussi Visconti puisque le couturier âgé est joué par Helmut Berger (l’acteur fétiche de Luchino s’endort devant une rediffusion en VF des Damnés, on sent que des analystes vont s’exciter là-dessus). Tout cela, c’est la surface, les symboles évidents, étalés devant nos yeux. Le film invite à aller au-delà, à pénétrer les terres dangereuses et chaotiques des souvenirs d’un homme : on traverse ses séquences comme les différentes pièces du tombeau d’un pharaon.
La Passion selon Saint Laurent
Un pharaon camé, accro aux pilules mais surtout à lui-même : voir cette séquence magnifique où YSL aperçoit sa future égérie Betty dans une boîte de nuit bondée, et le temps d’un plan, le couturier s’imagine lui-même à la place du mannequin. Bonello assène de (très) grandes séquences puissantes, au son de morceaux de blues et de soul déments, avec de (très) longs plans. La durée du film (2h30) se fait sentir, mais c’est le prix à payer pour ressentir à quel point le YSL joué par Gaspard Ulliel -génial car il ne joue pas le mimétisme à tout prix- ne peut trouver l’apaisement et le repos (l’étymologie de requiem) dans ce bas monde. Peintre frustré, monstre d’égoïsme (il donne mille balles à une couturière pour qu’elle puisse avorter, et s’arrange pour la faire virer après), YSL se perd à la recherche de quelque chose d’indicible -il erre avec son amant, le dandy Belle Epoque Jacques (Louis Garrel dans son meilleur rôle, et de très loin) dans un labyrinthe en quête de gitons, avant de se perdre avec lui à coups de drogues et de partouzes homo et d’être à moitié sauvé de l’autodestruction par Pierre Bergé (Jérémie Renier le compose avec conviction, à la fois réaliste et amoureux). "Ce que nous faisons n’est-il pas insignifiant ?" demande Yves à Pierre. Effectivement. A la fin le décès d’YSL sera anticipé lors d’une réunion de journalistes de Libération qui cherchent surtout à placer un bon titre. L’un d’entre eux est joué par Bertrand Bonello himself, qui se demande comment parler "de la drogue et de l’alcool" dans l’article. Au bout du chemin, loin des modes et des robes, Saint Laurent est une nécrologie au sens propre : un film sur la connaissance de la mort. Magistral.
Sylvestre Picard
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