En racontant un procès politique de la fin des sixties, le grand Aaron Sorkin parle aussi de l’Amérique d’aujourd’hui. Et entend galvaniser les troupes démocrates avant l’élection du 3 novembre.
Si vous n’avez jamais entendu parler du procès des "sept de Chicago", pas de souci : Aaron Sorkin vient justement de passer la promo de son nouveau film à expliquer que lorsque Steven Spielberg, en 2007, lui a suggéré d’écrire un film sur cet épisode décisif de l’histoire américaine contemporaine, il ne voyait pas du tout de quoi celui-ci voulait parler… Et si Aaron Sorkin, créateur de la série A la Maison-Blanche, éminent commentateur de la vie politique US, lui-même n’y connaît rien, alors, vous êtes tout excusés…
Une petite leçon d’histoire s’impose, donc, en préambule : en 1969, un an après les heurts très violents ayant opposé les manifestants anti-guerre du Vietnam et les forces de l’ordre en marge de la convention démocrate de Chicago, l’administration Nixon, fraîchement élue, accusa de conspiration et d’incitation à l’émeute une poignée d’activistes et de militants de gauche. Les hommes pointés du doigt par la justice formaient une sorte de Who’s who de la contestation sixties, du leader pacifiste (et futur mari de Jane Fonda) Tom Hayden au Black Panther Bobby Seale, en passant par les anarchistes rigolards Abbie Hoffman et Jerry Rubin, idoles des fumeurs de joints et autres gobeurs d’acide de l’époque. Le procès, pensé comme une revanche de la majorité silencieuse sur la contre-culture, tourna vite à la cacophonie, captiva beaucoup de monde – notamment Godard (qui s’en inspira pour Vladimir et Rosa) et Woody Allen (qui le parodia dans Bananas), puis disparut de la mémoire collective, avant que Spielberg, donc, décide d’en faire un film. Film qui, lui-même, a croupi plus de dix ans dans le development hell, intéressant plusieurs réalisateurs potentiels (Paul Greengrass, Ben Stiller…) jusqu’à ce que son scénariste, devenu entre-temps réalisateur (Le Grand Jeu, avec Jessica Chastain, en 2017), ne prenne les choses en main.
Situé en 1969-1970, initié en 2007, Les Sept de Chicago ne pouvait pas mieux tomber qu’en 2020. Si on passe la quasi-totalité du film le souffle coupé, ce n’est pas seulement à cause de la dimension surréelle du procès lui-même (il s’y est passé des choses dingues, on vous laisse les découvrir), mais aussi en raison des parallèles que Sorkin trace entre deux époques a priori lointaines, mais qu’il identifie comme jumelles. Violences policières, racisme systémique, arrogance d’un pouvoir réac et revanchard, divisions d’une gauche déboussolée… L’histoire des "Chicago 7" offre un écho fascinant à l’année politique effarante que sont en train de vivre les Etats-Unis.
De la question majeure soulevée par le procès, et qui dépasse d’ailleurs le simple cadre américain (lorsque les forces oppressives ne vous laissent plus aucun choix, comment répondre autrement que par la violence ?), Sorkin tire un plaidoyer démocrate galvanisant, innervé de son amour pour le cinéma de Capra et les belles plaidoiries old-school, et doublé, comme toujours chez lui, d’une interrogation sur le langage comme fondement de la démocratie. Interrogation qui culmine lors d’une passe d’armes sémantique autour d’un appel à la révolte lancé par Tom Hayden (Eddie Redmayne), à ranger direct dans un best-of des scènes les plus virtuoses de son auteur.
Certains objecteront que Sorkin reste un réalisateur un peu "raide". Accordé. Il ne sait pas toujours quoi faire de l’espace du prétoire et ne parvient pas à faire swinguer son texte avec autant d’aisance qu’un Fincher, un Danny Boyle ou un Thomas Schlamme. Mais il prouve par ailleurs ici qu’il est un directeur d’acteurs phénoménal. Tous les comédiens conviés livrent des performances faramineuses, de Redmayne en agitateur propre sur lui à Mark Rylance en avocat hippie. Et c’est Sacha Baron Cohen qui récoltera le plus de suffrages, en ressuscitant magnifiquement la figure légendaire d’Abbie Hoffman, dont on comprend très vite, dans un autre effet-miroir stupéfiant, qu’il est un modèle pour Baron Cohen lui-même – révolutionnaire hilarant, citoyen vénère, fouteur de merde professionnel.
L’acteur est d’ailleurs tellement au diapason de l’activisme de Sorkin qu’il balance en ce mois d’octobre, sur Amazon Prime Video, une suite surprise de Borat en forme de tract anti-Trump. Les Sept de Chicago, lui, a été racheté par Netflix à son distributeur Paramount, car c’était le meilleur moyen que le film soit vu par un maximum de gens avant l’élection du 3 novembre. Et, en parallèle, Sorkin orchestre une réunion du casting d’A la Maison-Blanche sur HBO Max, afin d’inciter ses concitoyens à aller voter. Le cinéma américain a toujours ambitionné d’écrire l’histoire en temps réel, et c'est comme si les plateformes de SVOD étaient aujourd’hui en ordre de bataille pour l’aider à accomplir sa mission. En multipliant les échos entre le passé proche et l’actualité la plus brûlante, Aaron Sorkin reformule en tout cas avec un sens aigu du présent un idéal de grand ciné US éternel.
Les Sept de Chicago, de Aaron Sorkin, avec Eddie Redmayne, Sacha Baron Cohen, Mark Rylance… Sur Netflix le 16 octobre.
Commentaires