Avec Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, Emmanuel Mouret signe un film virtuose, le plus beau et le plus abouti de sa carrière à ce jour. Mais qu’est-ce qui fait de lui un réalisateur si singulier dans le paysage du cinéma français ? Décryptage.
Arte rediffusera en ce mercredi soir Les Choses qu'on dit, les choses qu'on fait, sur les écrans en 2020. Nous repartageons pour l'occasion cet article consacré au cinéma d'Emmanuel Mouret, initialement paru dans Première n°510 (avec Alexandre Astier en couverture).
Le poids des mots
On a découvert Emmanuel Mouret en 1999. Nu comme un ver. Ou presque. Le jeune homme fraîchement émoulu de la Fémis voyait sortir sur les écrans son film de fin d’études, porté par un titre en forme d’injonction : Promène-toi donc tout nu ! Mouret – devant et derrière – jouait les romantiques maladroits mais entreprenants, avec un sens très articulé du dialogue. Comme si Tati rencontrait Rohmer. De fil(ms) en aiguille, ce cinéma très littéraire et contemporain s’est affirmé, développé. Les jeux de l’amour et du hasard ont continué de plus belle. Le titre des films en témoigne : Un Baiser S'Il Vous Plait, L'Art d'aimer, Une autre vie, Caprice… Il s’est même récemment payé Diderot, le temps d’une escapade en costumes (Mademoiselle de Joncquières en 2018, son plus gros succès à ce jour). Voici venu Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, son dixième long métrage, à coup sûr le plus ambitieux. On y parle (beaucoup), on se croise (énormément), on s’aime comme on se quitte. Le casting avance par paire et joue la parité absolue : Camélia Jordana/Niels Schneider, Émilie Dequenne/Vincent Macaigne… On parle beaucoup chez Mouret, mais ce n’est pas pour autant un cinéma bavard : "Je suis surpris de voir qu’au cinéma, les gens échangent si peu leurs idées, alors que dans la vie nous passons notre temps à le faire. C’est quelque chose que je partage avec Éric Rohmer. Chez lui, le suspense naît justement de la parole. Ses personnages exposent clairement leurs sentiments, s’engagent énormément. Le spectateur observe si les promesses sont tenues ou pas. Le titre de mon film, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, l’érige même en programme. À la question : 'Qu’est-ce qu’un film ?' Raoul Walsh aurait répondu : 'Action, action and action !' Or la parole est action, elle engage. Une phrase peut meurtrir ou ravir. Que l’on dise tout bêtement : 'Je t’aime !' ou 'Je ne t’aime plus !', on génère du mouvement. On apprend dans les écoles à se méfier des dialogues au nom d’une image souveraine. Le cinéma se regarde. Il s’entend et s’écoute aussi. Jouer avec les mots, c’est à la fois ludique et abyssal. Un philosophe a dit que 'nous sommes un tissu d’histoires'. C’est une idée très belle. Ce tissu se fait et se défait constamment…"
Les choses qu'on dit... : Le meilleur film d'Emmanuel Mouret [Critique]
Hommes, femmes, mode d’emploi
Si les mots chez Emmanuel Mouret ont leur importance, la place des acteurs est évidemment centrale. Le cinéaste s’est d’abord donné les premiers rôles comme pour mieux tenir la barre de scénarios écrits au cordeau. Lui affirme que c’est le hasard qui l’a voulu : "Je me suis retrouvé à jouer les premiers rôles par facilité. Ça devait être temporaire et puis les choses se sont enchaînées. L’idée de départ n’était vraiment pas celle-là." Alors il s’est effacé doucement, laissant à d’autres le soin de jouer avec les dialogues. Quelques "ils" (François Cluzet, JoeyStarr, Édouard Baer…), beaucoup de "elles" : Marie Gillain, Virginie Ledoyen, Frédérique Bel, Julie Gayet, Virginie Efira, Anaïs Demoustier, Cécile de France… "Filmer de l’action pure, c’est-à-dire des corps en mouvement, c’est relativement simple. Ça peut être très lourd techniquement, mais il suffit la plupart du temps de suivre et d’accompagner des mouvements. En revanche, pour filmer du dialogue, il faut se creuser la tête pour sortir de la monotonie du champ/contrechamp. Quand un personnage s’exprime, il y a toujours un doute. Est-ce que ce qu’il dit est vrai ou pas ? C’est pour cela qu’une parole est cinématographique. Parce qu’elle oblige le spectateur à se rapprocher du regard de celui qui parle pour y déceler une vérité. Si je refuse que mes interprètes touchent à une ligne des dialogues, nous cherchons ensemble la façon de les incarner. La rencontre entre les comédiens et le dialogue est le plaisir d’un auteur. Et puis, il y a la voix. C’est important la voix. Elle crée une intimité directe. La part du réalisme d’un film vient de là, de la proximité qu’elle instaure."
Un cinéaste sous influences
Les films d’Emmanuel Mouret portent en eux un héritage. La petite musique littéraire qu’ils fredonnent renvoie inévitablement aux beaux parleurs du 7e art tels Sacha Guitry, ainsi qu’aux deux figures tutélaires de la Nouvelle Vague ayant porté haut les vertiges de l’amour : Rohmer donc, mais aussi, et surtout, François Truffaut. « Voilà un cinéaste qui ne s’interdisait rien sur le plan des sentiments. C’est la grande leçon que j’en tire en voyant ses films. Il n’avait pas peur de sublimer les émotions. » Toutefois, la plus grande leçon de mise en scène que Mouret a reçue est américaine : "L’arrivée du chef opérateur Gordon Willis dans le cinéma de Woody Allen a tout changé. Avant Annie Hall, les films de Woody Allen étaient intelligents, drôles certes, mais d’un coup, ça devient de très grands films, d’une grande profondeur, très complexes dans la façon qu’il a de filmer la parole. Willis vient de se rendre célèbre grâce au Parrain de Coppola et cette façon de filmer les scènes de dialogues dans la pénombre. Cela oblige le spectateur à être actif, à reconstituer ce qui lui échappe. Or, l’espace du cinéma est rempli de ce qu’on ne voit pas. De là naît l’érotisme, le désir de connaître, de voir. Le spectateur ainsi investi place sa propre intimité au milieu du champ de l’action. En filmant le plus souvent les scènes de dialogues à l’aide des plans-séquences en mouvement, je peux choisir de masquer ou au contraire de dévoiler des choses au spectateur. Lorsque le visage vient souligner ce qui est signifié par la parole, il ne se produit rien d’intéressant. Le cinéma commence quand le mystère s’incarne."
Hier, aujourd’hui… tout le temps
"Toutes ces questions liées au désir, aux sentiments et à la morale qui animent mes personnages, se posaient hier, elles se posent aujourd’hui et se poseront demain. Le monde actuel sert de toile de fond, mais il reste en retrait. Pour qu’une histoire marche, il faut prendre un personnage et lui adjoindre deux désirs. Ces deux désirs se font obstacle. Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait est un hommage à notre inconstance. L’être humain se définit davantage par ses contradictions que sa capacité à rester droit. Dans un film, lorsque je vois débarquer un personnage irréprochable moralement, je ressens une gêne, comme si le cinéaste avait décidé de le placer au-dessus du spectateur." Chez Mouret pas de superhéros donc, mais des hommes et des femmes qui se débattent dans un monde qui ressemble un peu au nôtre. Pour autant, ce cinéma se veut intemporel. Il n’y a qu’à observer sa façon très ludique de jouer avec le dépouillement des décors et ce refus de faire entrer les fracas du contemporain dans son cadre : "Je ne cherche pas, en effet, à faire une radioscopie du présent. C’est l’inactualité des choses qui me plaisent. Ce qui fait, par exemple, qu’une œuvre du XVIIIe, du XIXe, voire même de l’Antiquité, continue de nous émouvoir."
La musique des sentiments
Et puis, soudain, les gens se taisent. Tous les mots ont été dits, répétés, susurrés ou martelés. Dans les dernières séquences des Choses qu’on dit, les choses qu’on fait, les corps sont muets : "Après un tel flot de parole, il fallait bien qu’ils puissent enfin respirer…", concède le cinéaste. La musique enveloppe alors tout le cadre d’accords solennels (le réalisateur a convoqué du beau linge : Sati, Poulenc, Chopin, Mozart, Purcell…). Sans les mots, Mouret est loin d’être désemparé. Si, jusqu’ici, les dialogues devenaient les notes d’une symphonie avec ses temps calmes et ses tempêtes, leur absence ne crée pas pour autant un manque, elle laisse chacun des personnages avec sa propre solitude : "Ça peut paraître paradoxal, mais Buster Keaton est l’un de mes modèles. Dans le cinéma burlesque, qui plus est muet, le décalage s’incarne via un corps dans l’espace. Buster Keaton ne me fait pas rire, il m’émeut. Son personnage se heurte constamment au réel. Un réel fait de pièges, de creux, d’obstacles, d’accidents. Il prouve notre difficulté de s’adapter au monde. Mes personnages font pareil, ils tombent et se relèvent." La grande fluidité de la mise en scène chez Mouret n’empêche pas les ruptures. Tout est affaire de dosage, de tempo, de rythme. "Une bonne utilisation de la musique permet à la fois de sublimer les émotions et de tenir la cadence. Les notes deviennent alors une voix off sentimentale qui permet de faire avancer l’action en nous plongeant au cœur même des émotions. Qu’est-ce qui rapproche les mélodrames de Douglas Sirk, le style néo-réaliste de Roberto Rossellini ou encore les thrillers d’Hitchcock, sinon leur utilisation de la musique ! Elle a un rôle crucial. Un cinéaste doit se laisser guider par les émotions de son film, sans penser à inscrire son travail dans un genre précis. Mon but n’est surtout pas de laisser tranquille le spectateur. Je cherche au contraire son regard constamment. Plus je donne des éléments, plus je fais circuler les choses via ma mise en scène, plus je l’oblige à être attentif. C’est ce que j’aime dans les films de Mankiewicz, par exemple. Il faut s’accrocher, si on lâche le fil, on est vite perdu. Le cinéma est bien un rapport entre l’espace sonore et l’espace visuel."
Chronique d’une liaison passagère : Mouret romantiquissime ! [critique]
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