Première
par Guillaume Bonnet
Il ne sait plus par quel bout prendre son pays. En exil depuis les années 70, le Chili est loin, comme un souvenir qui s’efface mais vous hante quand même, paradoxe douloureux qui a des allures de double peine. Alors il y retourne, comme à une tâche difficile ou à un devoir. De film en film, qu’on les appelle documentaires, essais ou poèmes, Patricio Guzmán interroge son rapport à ce pays fantôme qui lui file entre les doigts. Son angle d’attaque est cette fois la cordillère des Andes, barrière de montagnes qui « protège et isole » le Chili du reste du monde. Les plans de drones au-dessus du massif baigné de nuages sont vertigineux, instantanément métaphysiques, une « mountain of life » qu’aurait pu filmer Terrence Malick. On a l’impression d’y toucher l’éternité, la puissance de la Terre elle-même, comme si elle pouvait parler, raconter quelque chose de beau et terrible à la fois. À cette vision inouïe, Guzmán accole sa voix off, lente, articulée, consciente de chaque effet de sens, et des interviews d’artistes locaux, qui évoquent à la fois la montagne, sa présence, et la persistance de la blessure des années Pinochet. Le rapport ? Il tient à l’exil de Guzmán, cet homme qui regarde le Chili de l’extérieur –là où le temps file– tandis que les autres, ses alter ego restés sur place, le vivent de l’intérieur – là où il semble s’être arrêté. D’un côté et de l’autre de ce double mur infranchissable (la montagne et le coup d’État de 1973), tous sont prisonniers.