Alors que David Lynch vient de s'éteindre, nous republions ici un article de Première Classics. Par-delà le beau et le mal, l’écrivain Frédéric Ciriez nous plongeait dans l’interlope récit originel de Lynch. De sa plume, tel un ciseau, il coupait le ruban de velours bleu de cette vision inaugurale haute en douleur, délire sadomaso mâtiné d’humour noir. Un rouge-gorge est passé.
1986. Un film noir portant le titre d'une chanson américaine 50s crée le scandale par sa représentation de la violence sadomasochiste : Blue Velvet, d'un certain David Lynch. L'homme est connu et jouit d'une notoriété ambiguë, avec une filmographie oscillant entre l'expérimental décadent (Eraserhead, 1977) et les tentatives grand public, connaissant tantôt le succès (Elephant man, 1980) tantôt l'échec critique et commercial (Dune, 1984). Comment faire confiance à ce drôle de réalisateur au tempérament de plasticien qui déroute par son goût de l'étrange et son aptitude à travailler de l'intérieur des genres extrêmement codés, du mélodrame forain en costumes d'époque à la science-fiction épique ?
Le scénario de Blue Velvet, dont la version primitive remonte à la fin des années 70, cherche preneur auprès des studios hollywoodiens, qui tous refusent. Ce qui grippe : la violence érotique et la minceur apparente de la trame narrative – une enquête horrifique sur un réseau criminel dirigé par un psychopathe, sur fond de fascination pour une chanteuse de club mi-femme fatale mi-femme battue. Rien de bien convenable pour l'Amérique puritaine prête à admirer sur grand écran des femmes sublimes et vénéneuses, mais pas à les voir se prendre des gifles en gloussant de plaisir, le sang aux commissures des lèvres, comme dans un vulgaire giallo...
C'est le producteur italien Dino de Laurentiis, fils d'un industriel des pâtes alimentaires marié à la divine Silvana Magano, qui dira banco au film, parallèlement à la production d'un thriller colossal, Manhunter, de Michael Mann, qui sort la même année. Pour Lynch, les conditions sont risquées mais intéressantes : un budget serré de six millions de dollars et le final cut...
Exactement ce qu'il faut au réalisateur pour donner libre cours à son génie créateur en convoquant tous les ingrédients de ses chefs-d'œuvre futurs – des héros chastes happés par un arrière-monde putride, le sens de l'insolite, le goût du difforme, les décors baroques, les rideaux oniriques, la somptueuse photographie de Frederick Elmes et la musique inquiétante du maître Angelo Badalamenti.
Blue Velvet marque un tournant dans la carrière de Lynch, qui fut nominé à l'Oscar du meilleur réalisateur en 1987. C'est assurément la matrice formelle de ses plus beaux cauchemars. Le film n'a pas pris une ride et dégage toujours une même force hypnotique. En deçà de la charge sexuelle qui a tant défrayé la chronique lors de sa sortie, engendrant une réception critique mitigée aux Etats-Unis, coule pour la première fois de manière aussi évidente la matière noire de son cinéma : l'appel du Mal, cet obscur objet du désir, tapi derrière l'ordre apparent d'une Amérique propre sur elle, heureuse et immuable comme un paradis pavillonnaire sous le règne du président-acteur Ronald Reagan.
L'IMMENSE DAVID LYNCH EST MORTTendre l’oreille (à la police)
La lecture rétrospective du scénario définitif de Blue Velvet est émouvante. Plan, scène, réplique, tout est parfaitement pensé, préparé, écrit. Pour mémoire : de retour au bercail à Lumberton, un patelin de Caroline du Nord, après l'accident cardio-vasculaire de son père, Jeffrey Beaumont, un étudiant BCBG, découvre une oreille humaine dans un champ alors qu'il revient d'une visite à l'hôpital.
Comme il est honnête et que cela semble tout à fait logique, il apporte gentiment sa découverte à la police et confie l'organe contenu dans un simple sac en papier à l'inspecteur John Williams, qui le constate à son tour avec beaucoup d'à-propos : oui, il s'agit bien d'une oreille humaine... Un soir, Jeffrey lui rend visite puis fait la rencontre dans les ténèbres de la nuit d'une jolie blonde vêtue de rose, Sandy, la fille de l'inspecteur. Elle crée le contact. C'est bien lui qui a trouvé l'oreille ?
Elle-même a entendu son père citer le nom d'une chanteuse peut-être en lien avec l'affaire, Dorothy Vallens... L'enquête parallèle est lancée par ce couple virginal né dans la nuit. Il y avait la tête dans Eraserhead, il y aura l'oreille dans Blue Velvet : un organe sectionné qui va servir de conduit, auditif et visuel, entre le monde apparent et le monde caché, entre le monde visible et le monde noir de la cruauté humaine.
L'appendice ainsi autonomisé et littéralement monstrueux est un motif décadent. Une bizarrerie fin-de-siècle qui surgit de manière incongrue dans un cadre champêtre, sous un ciel éternellement bleu. Un fragment monstrueux – peut-être le plus célèbre de l'histoire du cinéma avec le phallus de L'Empire des sens –, qui nous invite à pénétrer l'orifice d'un monde étrange – a very strange world.
Lady sings the blue
Les personnages de ce conte cruel sont incarnés par des acteurs qui ne sont pas des premiers choix. De l'échec ou plus précisément du déplacement des intentions premières de Lynch s'opère une sorte de petit miracle. Dans le rôle de Jeffrey Beaumont, l'inspecteur sans mandat à peine sorti de la puberté, s'impose Kyle MacLachlan à la place de Val Kilmer, ce qui n'allait pas de soi après la déception de Dune. Il est parfait dans la catégorie gentil garçon inoffensif, sorte d'idéal du moi de Lynch en premier communiant à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, et nous déboussole lorsqu'il se met à son tour à tabasser la chanteuse Dorothy Vallens qui l'en supplie.
Elle, c'est Isabella Rossellini, la fille de – Roberto Rossellini et Ingrid Bergman – qui accepte le rôle après le refus de Hanna Schygulla. À l'époque, on la voit uniquement dans le mannequinat et des publicités pour les cosmétiques. Lynch offre à sa carrière une révolution à 180 degrés en la magnifiant en femme fatale brune, chanteuse mélancolique au corps marqué sous l'emprise du cinglé qui a kidnappé son fils et son mari, lui zappant une oreille au passage.
Comment oublier Dorothy chantant « Blue Velvet » dans l'ambiance jazzy du slow club ? « She wore blue velvet / Bluer than velvet was the night / Softer than satin was the light / From the stars…» Comment oublier Dorothy chez elle, tantôt matée par Jeffrey, tantôt battue par le psychopathe Frank dans son appartement-décor, véritable « hall de gare », soumise à la loi des hommes ? Comment oublier Dorothy surgissant nue du jardin de Jeffrey – la réminiscence fictionnée d'un épisode réel de la vie de Lynch enfant – alors que celui-ci se fait embrouiller par le petit ami de Sandy ?
Le monde de la pub ne pardonnera pas ce rôle à Isabella Rossellini. Sois belle et tais-toi. Sois belle et ne chante pas. Sois belle et ne dis pas : frappe-moi encore. Son contrepoint blond s'appelle Laura Dern. Une parfaite inconnue qui incarnera le rôle de Sandy Williams, la fille de l'inspecteur aux airs de majorette vierge, et qui n'est même pas un deuxième choix, n'arrivant qu'après une cascade de refus. Bonne pioche, elle est sublime d'innocence sucrée, romantique et ingénue jusqu'au nunuche. Au terme d'une enquête lugubre, elle rétablira délicieusement l'ordre des choses : « Je te pardonne Jeffrey, je t'aime. »
Quant à la bête humaine du film, elle s'appelle Dennis Hopper, le magnifique Dennis de Easy Rider, ici en homme mûr gavé d'adrénaline et de lubricité. Lui, alors au fond du trou, a foncé sur le rôle dont personne ne voulait. Il est ici divin et réunit en lui tous les affreux de la Création – le satyre, le toxico, le meurtrier, la petite frappe de province, le fils indigne flairant en pleurnichant la chatte-à-maman, le maniaque pansexuel. « J'ai envie de baiser tout ce qui bouge », nous confie-t-il avec franchise lors d'une nuit de folie dans le cabaret de son pote dégénéré Ben (Dean Stockwell).
Ah, qu'on l'aime ce ménage à quatre ! Les comédiens recevront tous des prix pour leur extraordinaire partition (Dennis Hopper, nominé aux Golden Globes pour le meilleur second rôle et primé par la National Society of Film Critics, Isabella Rossellini, Independent Spirit Award de la meilleure actrice aux côtés de Laura Dern, nominée). Sauf, curieusement, Kyle MacLachlan.
"Le Mal est la grande question posée par Blue Velvet."
Ce qui unit souterrainement ces personnages, c'est qu'ils sont tous fondamentalement voyeurs. Pour Jeffrey, qui mène l'enquête, c'est évident. Il en fait l'aveu le plus simplement du monde à Dorothy Vallens qui l'a découvert planqué dans son placard : « J'ai pris votre clé. Je voulais vous regarder, c'est tout. » Sandy, assise dans le cabriolet rouge à sellerie blanche de son futur boyfriend, avant qu'il ne visite pour une deuxième fois l'appartement de Dorothy, le lui fait également remarquer : « Je ne sais pas si tu es un détective ou un pervers - C'est à toi de le découvrir », lui répond le joli brun sous forme de défi, en l'occurrence une invitation à le regarder agir.
Mais Sandy n'est pas en reste. Si ses yeux ne traînent pas, ses oreilles sont actives. Tout d'abord, elle écoute ce que peut bien dire son père dans son bureau situé à l'étage en dessous de sa chambre. Ensuite, plus subtilement, elle passe son temps à jouir des récits que Jeffrey lui fait des avancées de sa trouble enquête, quitte à le déplorer. « Je n'aurais jamais dû t'en parler. »
Mais si elle ne lui en avait pas parlé, il n'y aurait pas eu d'histoire, donc pas de jouissance, donc pas de récit de la maltraitance dont Dorothy est l'objet. La chanteuse appartient quant à elle à la catégorie des masochistes, voyeuse d'elle-même et de son propre malheur, scrutatrice du désir de son jeune sauveur : « Tu veux faire des trucs vicieux ? »
Davantage qu'une drogue, ce mal lui a été inoculé par Frank, qui lui aurait tendance à contempler Maman. Tout d'abord au cabaret, les larmes aux yeux, essuyés par une étoffe bleue bien sûr. Puis au domicile de Dorothy, où il lui inflige des sévices tout en ordonnant qu'elle ne le regarde pas, sous peine de réprimandes violentes. On le verra ainsi, pathétique et fou à quelques centimètres du sexe de Dorothy, criant « maman » et inhalant névrotiquement son aide respiratoire en quête d'une régression radicale, « bébé veut du velours bleu ».
Because the night
Dans cet univers SM, chaque personnage se définit par rapport à son propre désir de violence, ou à sa propre intuition de la violence. Chacun a ainsi sa phrase récurrente, sa propre autodéfinition. Dorothy, désespérée, qui aimerait peut-être qu'on la tue mais qui ne peut pas mourir tant que son mari et son fils sont en vie, n'a qu'un mot à la bouche : « Frappe-moi ! » Frank attend d'être envahi par des forces obscures pour libérer sa rage : « ça y est, c'est la nuit ». Jeffrey découvre un autre monde, au cœur du nôtre : « C'est un monde étrange. » Sandy exprime une conscience naïve de la réalité du Mal : « J'ai fait un rêve. (…) Dans mon rêve, il y avait notre monde, et ce monde était sombre car il n'y avait pas de rouge-gorge. »
La scène du désir inavouable, de l'essence violente et cruelle de la libido humaine, est le salon de Dorothy. C'est là que se distribuent les plus beaux coups sur le visage et le corps de la chanteuse au bout du rouleau, que Lynch met en scène sans avoir peur d'en affronter la fragile et bouleversante nudité.
En 1986, Blue Velvet est un ovni, à la fois prolongement et rupture totale avec le film noir classique, dont il reprend le principe de l'intrigue parallèle et de l'ordre caché des choses. Film qui mélange romantisme et décadentisme en activant la force du sentiment et de la sensation – le générique du film s'ouvre ainsi en mode fétichiste sur une pièce de velours bleu en mouvement, sur fond de musique de film noir des années 40 – Blue Velvet a aussi retenu les leçons du cinéma d'Hitchcock, notamment celles de Psychose.
La charge psychique est ici totale, qui tend à minorer le prestige de l'action au profit de l'appréhension et de l'angoisse. Toute la palette chromatique de Lynch tend vers un assombrissement du monde. Un univers où grouillent les insectes, où les orifices sont sales comme le conduit de l'oreille sectionnée. Mais si le monde est autre, c'est aussi parce que les personnages se découvrent autres, à l'image de Jeffrey-le-pur se surprenant à frapper Dorothy.
Lynch a également tiré les leçons de l'échec des premières moutures du scénario. Pour pallier l'écueil d'un film excessivement dérangeant, voire désagréable, il introduit des éléments comiques qui contrebalancent l'horreur et nous réjouissent comme des enfants admirant un camion rouge de pompiers américains. Ainsi, la constitution de couples cocasses et parodiques – les deux salariés noirs aveugles de la quincaillerie familiale et les deux tantes blondes – qui font baisser la pression et équilibrent les couples maléfiques du film – Dorothy et Frank, et aussi, de manière inattendue... Jeffrey et Frank. Lors de la scène où le psychopathe kidnappe le fouineur pour une virée violente en voiture, Frank ne lui dit-il pas, après l'avoir embrassé sur la bouche avec du rouge à lèvres devant sa bande de copains hilares : « T'es comme moi. »
"La bande-son de Blue Velvet est un chef-d'œuvre. C'est le cœur des personnages, le pouls même du récit."
And the beat goes on
La bande-son de Blue Velvet est un chef-d'œuvre. C'est le cœur des personnages, le pouls même du récit. Elle fait également date parce qu'elle signe la première collaboration entre Angelo Badalamenti et David Lynch – Badalamenti que l'on voit fugitivement vêtu d'une veste bleue accompagner Dorothy Vallens au piano au Slow Club.
À l'époque, Lynch est fasciné par la musique du Russe Dmitri Chostakovitch (1906-1975), dont l'expressivité cinématographique, par son intensité mélodramatique, du subtil au quasi grotesque, du bizarre au grandiose hérité du romantisme de Gustav Mahler, entre en résonance avec son projet de film néo-noir. Badalamenti et ses nappes de synthé se voit alors prié de « faire russe » – entendre étrange, lancinant et puissant quand il le faut. L'anecdote est connue : David Lynch fait installer sur le tournage des enceintes qui diffusent en boucle la 15e symphonie du maître russe, histoire d'ambiancer les séances de travail....
L'attention portée à la musique est une autre manière de saisir l'esthétique de Lynch. Le thème principal de Badalamenti est magnifique, en parfaite osmose avec le genre noir. Comme un classique instantané. Lynch et Badalamenti : ces deux-là se sont trouvés. De nouveau le plaisir de l'oreille... qui se démultiplie tout au long du film grâce à l'utilisation du répertoire populaire américain.
Outre la chanson-titre « Blue Velvet » créée en 1950 par Bernie Wayne et Lee Morris et reprise par Bobby Vinton en 1963, le film voit le retour triomphal du crooner maudit Roy Orbison avec son hit « In Dreams ». Sa ritournelle fait mouche et devient le hit fantasmatique de Ben, le copain de Frank, qui se met en scène en play-back dans le cabaret où il retient prisonnier le mari et le fils de Dorothy Vallens : « A candy-colored clown they call the sandman / Tiptoes to my room every night / Just to sprinkle stardust and to whisper / Go to sleep, everything is alright. » Images inoubliables d'un show dégénéré où l'évocation du « clown caramel » n'est qu'une répétition générale avant le déferlement du Mal.
Leland Palmer, le père de Laura dans Twin Peaks dansant seul dans son salon, n'est pas loin. C'est le son immémorial de l'Amérique blanche – the good old days –, mais ce n'est plus qu'un un vernis sur la noirceur du réel. Son plus beau simulacre.
Baby did a bad bad thing
Le Mal est la grande question posée par Blue Velvet. Il affecte chaque personnage, circule comme une maladie, et s'inscrit subtilement dans un système mythologique et symbolique très vaste. Son approche par Lynch nous bouleverse car elle prend appui sur la profonde bonté des personnages principaux.
Eux (nous) ne sont que le résultat d'une déchéance et peuvent succomber à la Tentation maléfique : dans ce montage crypto-religieux, n'est-ce pas la jolie Sandy qui déclenche chez Jeffrey le désir de voir et de goûter au Mal en lui lâchant le nom de la chanteuse Dorothy Vallens, entendu dans la bouche de son père ?
Elle est Eve, il est un peu Adam. La scène centrale dans la voiture entre Sandy et Jeffrey nous éclaire. Au son des orgues, Jeffrey, les larmes aux yeux, s'étonne : « Pourquoi y a-t-il des gens comme Frank ? Pourquoi y a-t-il tant de problèmes dans ce monde ? »
La voiture est naturellement garée... devant une église. Comme une déclaration d'amour occulte où Sandy fait part de son rêve d'un monde déchu, sombre car sans rouge-gorge. L'oiseau est à sa manière le symbole du film. Son chant en ouvre discrètement l'espace sonore, en une sorte de félicité mensongère. Il l'achèvera.
Dernière scène du film : un rouge-gorge apparaît sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Il est magnifique et tient un insecte dans son bec avec une indifférente cruauté. Il est la Vérité du monde, une révélation. Sandy le constate en regardant amoureusement Jeffrey : « It's a strange world, isn’t it ? »
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