Le chef-d'œuvre monumental de Bernardo Bertolucci revient, superbement restauré, dans une édition française indispensable. Ce qui nous permet de poser la question : pourquoi personne ne prend modèle sur 1900 ?
Une semaine après Le Dernier empereur, sur France 5, c'est au tour d'Arte de rendre hommage à Bernardo Bertolucci, décédé fin novembre, en diffusant sa fresque 1900. L'occasion de partager notre coup de coeur pour ce film tout juste édité en Blu-ray, en français, dans une belle édition.
Cinq choses à savoir sur Le dernier empereurIl y a deux ans, on fêtait les 40 ans de 1900, dans ces pages, en revenant sur le magnum opus de Bernardo Bertolucci à l'aide d'un Blu-ray blindé de bonus, mais en anglais. Deux ans plus tard, 1900 débarque enfin en France un énorme et magnifique coffret édité par Wild Side, dont il serait difficile de contester l'aspect indispensable : les bonus déjà présents dans l'édition Eureka de 2016 sont complétés par des interviews inédites, filmées en 2017 à l'occasion d'une toute nouvelle restauration du film présente dans le coffret. Un objet indispensable, donc, définitif (on regrettera juste l’absence de Gérard Depardieu et d'Ennio Morricone dans les suppléments) et qui rend enfin justice à ce film-somme. 1900 pour la postérité. Vraiment ? En 2018, l'année où l'on célèbre en fanfare les 50 ans de 2001, l'odyssée de l'espace et d’Il était une fois dans l'Ouest (écrit en partie par Bertolucci), l'arrivée de ce coffret monumental pose justement le problème de la postérité du film. Alors que les classiques de Kubrick et Leone sont sans cesse cités, décortiqués, analysés, muséifiés, autopsiés dans leurs moindres détails, 1900 reste sur le bas-côté, à part. Y compris dans la filmographie de Bertolucci, où l'on préfère se concentrer sur le plus fréquentable Le Conformiste, voire Le Dernier Empereur. Pas un cinéaste pour envisager 1900 comme un film-matrice ou un modèle. Pas un acteur qui pourrait revendiquer les prestations fulgurantes de De Niro et Depardieu comme inspiration. Pourquoi ? La question de la postérité est justement le fil rouge du film et des nouveaux suppléments de cette édition, qui permettent de débrouiller un peu mieux le mystère de la non-descendance de 1900.
Un siècle d’histoire
1900 est difficilement résumable. Initialement conçu par Bertolucci comme une série télé qui devait raconter presqu'un siècle d'histoire de l'Italie, le film a des dimensions gigantesques. Il raconte, dans un coin de la campagne d'Emilie, le destin parallèle d’un propriétaire terrien (Robert De Niro) et d’un paysan communiste (Gérard Depardieu), de 1900 à 1945. Ajoutez la présence d’un métayer fasciste (Donald Sutherland) et d’une artiste évanescente (Dominique Sanda), une première partie où les pères des héros liquident l'héritage du Risorgimento [unification de l’Italie] dans un face-à-face funèbre et légendaire (ils sont suprêmement incarnés par Burt Lancaster et Sterling Hayden), et vous aurez une bonne idée de la dimension mythologique du projet. « Le tournage ne s'arrêtait pas, personne ne pouvait nous interrompre, se souvient Bertolucci dans les bonus, face caméra. L'équipe était comme une armée d'occupation, on rentrait à Rome le week-end avec une autre vie... Arrêter le film, c'était comme interrompre leur vie. » Résultat, un film écrasant, complexe, sanglant, violent, érotique. Et communiste par-dessus le marché : l'histoire selon Bertolucci est celle des masses, les individus incarnent leur classe sociale. De Niro : la bourgeoisie, Depardieu : le prolétariat, Sutherland : le fascisme, Sanda : la décadence. Et l'on sait que le montage initial de 5h15 de Bertolucci – proposé dans ce coffret, évidemment – a effrayé la Paramount qui voulait un film plus court. Une version de plus de 4h7 a alors été distribuée aux USA dans une indifférence conséquente (en France, 1900 a fait plus d'1,7 millions d’entrées : autre temps). « Un chef de la Paramount a dit que ce n'était pas une question de durée, mais qu’il y avait un peu trop de drapeaux rouges pour lui », résume Bertolucci, persuadé que son communisme a sonné le glas de 1900. Et l'a transformé en film-repoussoir. 1900 serait un peu La Porte du paradis du cinéaste. Un chef-d'œuvre en France, mais le symbole du film d'auteur dévoyé et incompréhensible aux États-Unis.
Apocalypse Now
S'il fallait comparer 1900 à un autre film, ce serait plutôt Apocalypse Now : le chef opérateur Vittorio Storaro, fidèle de Bertolucci, était également derrière la caméra du film fou de Francis Ford Coppola, tourné juste avant 1900. Coppola et Bertolucci, qui se connaissaient, ont même mis en concurrence leurs deux films (« Apocalypse Now durera une minute de plus que 1900 ! » aurait dit Francis à Bernardo). Les deux films partagent le même hubris. La même démesure, du chaos plein la pellicule. Ce sont des films qui ont écrasé leurs créateurs et leur public. Loin du contrôle total des œuvres respectables de Leone ou de Kubrick, 1900 est un film qui laisse curieusement une impression d'inachevé. « J'ai des problèmes avec la fin de tous mes films parce que je ne veux pas finir », admet aujourd'hui le cinéaste. Et tout comme le chef-d’œuvre de Coppola, on ne pourra jamais refaire 1900. « Comme Apocalypse Now, 1900 est un film non fini », explique Gianluca Farinelli, l'historien qui a supervisé avec Storaro et Bertolucci la restauration de 1900, rendant au film ses noirs profonds venus d'un autre âge, avant la haute définition. « Aujourd'hui la campagne émilienne n'est plus comme à l'époque du tournage. 1900 est un documentaire sur la manière dont on pouvait observer les paysans dans les années 70, qui ont rarement été regardés dans le cinéma italien... » 1900 n'a jamais été – ne sera jamais ? – un modèle. Mais un monument génial, un sommet inaccessible, ça oui, dans ce siècle comme dans le précédent.
Sylvestre Picard
Quand Première racontait "L’apocalypse de Francis Ford Coppola"
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