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« Quand aucune catastrophe ne survient, on avance sans se retourner, on fixe la ligne d’horizon, droit devant. Quand un drame surgit, on rebrousse le chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On veut comprendre l’origine de chaque geste, chaque décision. On rembobine cent fois. On devient le spécialiste du cause à effet. On traque, on dissèque, on autopsie. » Cette phrase se trouve dans le beau roman de Brigitte Giraud, Vivre Vite, dans lequel l’écrivaine revient sur la mort accidentelle de son compagnon. Un bouquin (prix Goncourt 2022) qui tentait de fixer les raisons de la disparition et, à travers une litanie obsédante, essayait d’en finir avec le destin et le hasard.
Cette description pourrait également servir de définition à Aftersun, autre récit sur le deuil, la culpabilité et la souffrance. Le film s’ouvre dans une chambre d’hôtel. Dans un chaos chuchoté, une jeune fille s’amuse avec un homme. Le grain de l’image évoque le passé et nos vieilles caméras DV. Le lit est défait, la lumière un peu jaune, et derrière les voilages qui dansent et le jeu entre les deux personnages, on sent déjà les morsures de la mélancolie. La peau et les regards semblent tristes, les draps froissés, comme si tout était écrit. Aftersun est dès son ouverture un film froid, dans cette manière de ne rien édifier, de ne capter que des moments volés pour n'en garder qu'une leçon d'amertume. La jeune fille, Sophie, a onze ans et passe l’été avec son père. Elle est libre, solaire. Mi-gosse mi-adulte, il est jeune et drôle. Bains de soleil au bord de la piscine, karaokés, farniente et plongée sous-marine : les soucis devraient s’envoler pendant cette longue semaine en suspension. Père et fille tuent le temps commun qui leur est compté… Car le film, comme la vie, laisse régulièrement place à des dérèglements. D’abord ces vacances marquent pour Sophie, le moment où l’enfance s’estompe pour laisser place à l’adolescence et à ses terribles émois. De l’autre côté, Calum, le père admiré, semble parfois absent - on comprendra plus tard qu’il est en pleine dépression. Enfin, des flashs montrent Sophie adulte, enfermée dans un loft, et dévastée face aux images enregistrées (c’est elle qui tient la caméra DV du début). A des années de distance, elle tente de recoller les morceaux pour comprendre ce qu’il s’est passé. Elle rembobine cet été, traque, dissèque, autopsie. Pour comprendre pourquoi elle n’a rien vu et comment elle est passée à côté de la détresse de son père…
Premier film de Charlotte Wells, Aftersun est une merveille. La cinéaste capte avec une grande sensibilité un moment de bascule; elle enregistre des instants volatiles avec un talent stupéfiant et croise avec grâce le regard de la gamine (qui recherche l’affection de son père) et celui de la cinéaste adulte qui fouille ses images et sa mémoire… Sa mise en scène comateuse, un peu molle et désinvolte, est portée en partie par le visage et la démarche de Paul Mescal (le héros de la série Normal people) acteur au physique lisse qui sert à la fois d’exutoire et de trou noir. Sans intention socio, sans discours imposé, elle enregistre sa tristesse étrange et, face à lui qui ne sait plus trop où il en est, regarde Sophie devenir adolescente. Cette partie-là baignée de lumière serait lyrique, mais le mal-être du père est plus fort et va progressivement contaminer son quotidien et le film tout entier. Refusant tout déroulement limpide et chronologique, toutes les scènes « à faire », Aftersun passe de manière fluide de l’hystérie à la douceur, de la brutalité du réel à la pureté de la fiction. C’est l’histoire d’une relation père-fille, l’histoire d’un deuil et celle d’une transition. C’est surtout l’impénétrable mystère d’un père, et l’incompréhension de sa fille qui ne fera que la hanter. Car au fond, Sophie n’a pas d’autre choix : elle traque, dissèque et autopsie cet été- là, cette bulle d'éther en suspension entre libération et mélancolie.