On va commencer avec une question conneAhah, très bon début !Et oui. A part Steak, tu n'as fait pratiquement que des projets anglophones, pourquoi ?Je viens d'en refaire un, là. Juste après Wrong Cops j'ai tourné Réalité, avec Alain Chabat dans le rôle principal. C'est 60% français, 40% anglais. Mais la vraie raison qui nous a conduit à faire Rubber en anglais, c'était juste une frustration après Steak. En gros, les films francophones qui marchent pas en France, tout le monde s'en fout, ils ne s'exportent pas. Les mecs ne s'intéressent pas au marché des petits films français si ça ne marche pas. Si demain tu fais un film français à 20-30 millions d'entrées, d'un seul coup l'étranger s'y intéressent, ils t'achètent le film et s'emmerdent à faire des sous-titres, etc. Mais sinon, rien, c'est invendable. J'étais frustré après Steak puisque j'étais habitué à toucher un public plus large par la musique. Là je me suis dit merde, la carrière du film est terminée, avec 0 résonance à l'étranger.Donc je me suis dit que Rubber en anglais, aux US, amènera des possibilités, une diffusion plus large. Et ça a marché, on a été à Cannes, de là le film se vend en Allemagne, aux Etats-Unis... Tu restes petit certes, mais t'es petit partout, pas seulement en France. C'est la triste réalité : t'as regardé un film serbe récemment ? (sourire) Tu vois ? On est un peu flemmards, on a des modes de consommation de flemmards, à part si t'es un cinéphile en quête d'inédit... on regarde des films français, américains, en majorité. L'anglais est plus courant et du coup c'est plus pratique de tourner dans cette langue."Un film magnifique d'humour, de décalage et de poésie, cela faisait longtemps que je ne m'étais pas autant régalé". C'est ce qu'a dit Albert Dupontel à propos de Wrong Cops. Tu te sens proche de lui en tant que cinéaste ? Et plus généralement de cette "famille" de marginaux du cinéma français, qu'on ne sait pas trop où classer ?Non. Enfin, j'ai beaucoup d'affection pour Dupontel, c'est un mec que je suis depuis longtemps. J'ai un peu décroché à un moment, mais ce n'était pas dû à la qualité de son cinéma, ça venait de moi qui regardais de moins en moins de films en fait, c'est aussi con que ça. Bernie et même ses spectacles, c'est quelque chose qui m'a alimenté et que j'ai adoré. Je me sens pas proche de ce mec, j'ai un autre profil, il fabrique autre chose. En fait je ne me sens proche de personne pour être tout à fait honnête. Je fréquente pas d'autres réalisateurs, je vis aux Etats-Unis, même si j'ai 2-3 copains qui font comme moi... J'ai l'impression d'être un peu, comment dire, un pirate sympa.Wrong Cops, ça n'aurait pas dû exister, on n'avait même pas de financement à la base. Donc je suis pas encore totalement accepté dans ce système je pense.Fais-tu de l'absurde pour te démarquer, ou comme d'autres réal dits "spé" tu ne pourrais pas travailler sur des films dits "normaux" ?En fait j'ai l'impression que le marché est complètement saturé de films dits normaux. La réalité reste le sujet principal de beaucoup de films : les relations de couples, d'amis, les drames, qu'est-ce qui se passe quand une famille perd un enfant, quand machin a un cancer... Ma seule quête personnelle c'est de fuir le réel. Quand je fais des films j'ai pas envie de penser comme dans la réalité. J'ai envie de m'évader et de faire un truc qui répond à d'autres règles. C'est peut-être pour ça que mes films n'ont l'air "pas normaux" mais ça découle pas d'une volonté de faire "anormal". Plein de gens pensent que je suis un poseur genre "regardez comme je suis chelou". C'est pas du tout le propos. C'est juste que je laisse aller mes idées, sans trop les contrôler. J'ai pas du tout envie d'être dans une case "bizarre" ou je ne sais quoi. J'essaie juste de faire un cinéma libre, sans les contraintes classiques. Les structures du scénario, l'évolution des personnages, tout ça m'intéresse pas du tout. Le cinéma a pas besoin d'un énième sous-produit de Scorsese, y a déjà assez de mecs qui courent après. Je préfère trouver ma voie, parler avec mon langage. Même s'il est très simple, ça me va : c'est le mien.Dans tous tes films il y a une part d'absurde qui repose sur quelque chose d'assez tragique ou qui renvoie à un vide total. Wrong Cops est plus léger, c'était conscient de ta part ?Complètement. Je voulais quelque part gommer l'absurde et faire un truc premier degré. J'ai peur en permanence de tomber dans une formule de film en film. Ça arrive à plein de réalisateurs. Ils trouvent une formule qui plaît et la déclinent. Je pourrais faire 14 fois Rubber avec d'autres sujets mais voilà, je sais que ce truc de premier degré, enfin, tu sais ce truc immédiat, je sais pas...C'est plus terre-à-terre.Voilà, ce côté plus terre-à-terre. J'avais vachement envie de m'y frotter. Je voulais un film avec des vrais rires bien forts, parce qu'au final moi je fais tout ça pour ça moi ! Je suis content quand une projection se passe bien et que les gens rigolent, c'est ça qui m'intéresse. Même si je fais des films parfois un peu anxiogène. Même quand je fais Steak, j'ai envie que ce soit drôle. Après le tragique me rattrape parce que j'aime bien aussi. Wrong Cops c'était un vrai choix de faire du terre-à-terre sans céder à la facilité des trucs que je sais déjà faire.Une critique qui revient souvent sur tes films : "C'est sympa mais ça pourrait être beaucoup mieux, c'est du gâchis, il en fait le minimum". Tu comprends ces réactions ?Je comprends cette critique, mais il faut que ces gens commencent à accepter que ça fait complètement partie de mon système. Je viens de là, je faisais des dessins, je les faisais vite, ma zic idem... C'est pas par facilité, j'ai déjà essayé : c'est pas mon truc, je n'ai pas ça en moi. Effectivement, y'a des gens que ça agace que mon 5e film ait l'air d'être un film amateur mais pour moi ça fait partie du vrai plaisir de faire ce film. Je pense que quand tu commences à maîtriser un outil, un art, ça commence à être un problème. Tu commences à être un pro et à faire juste ton métier, et du coup y a plus de magie. Je veux rester dans cette zone amateur où tout est de la magie. Tu vois, je viens d'acheter une toute petite caméra à la con qui fait des images sublimes... comment t'expliquer ? Cette caméra déclenche en moi l'envie d'aller filmer des trucs à nouveau, comme si tout était différent. Plutôt que de me fantasmer en Spielberg qui va faire des films de plus en plus carrés avec une belle mise en scène, ou de me fantasmer en Kubrick comme le font tous les jeunes réalisateurs, je garde un modèle vachement plus enfantin. Je suis une espèce d'artisan qui s'amuse à faire des trucs. Je fuis le travail et la professionnalisation, je refuse d'être un pro. Je préfère creuser mon petit sillon avec mes méthodes, mes convictions et ma façon de faire plutôt que faire comme tout le monde. Après tu fais tes films, tu les fais de mieux en mieux... J'aime bien prendre l'exemple de Guillaume Canet (sourire). Je vois (rires)C'est un bon exemple : au départ je pense qu'il est lui-même, il doit avoir ses envies de cinéma, ses goûts etc. L'industrie le guide à faire des films de plus en plus formatés et professionnels. Le dernier j'ai vu la b-a, y a plus de Guillaume Canet, c'est un film américain. C'est un fantasme de cinéma mais il perd complètement la vraie substance, il fait du standard.Je préfère travailler peu et sortir un truc qui a un peu de gueule et qui me ressemble plutôt que bosser 3 ans sur un film où au final tu mets n'importe quel nom sur l'affiche sans que ça change quoi que ce soit.Ton truc ce serait un peu "Travailler moins pour créer plus"C'est bien, ça ! J'adore. C'est complètement ça. Je suis hyperactif, je fais de la zic en même temps, j'ai déjà recommencé à tourner un truc, j'ai fait deux films l'année dernière... Je préfère créer plus effectivement plutôt que de me prendre la tête pendant 5 ans en me disant "ok c'est le film de ma vie". Donc les gens qui disent "il a du talent mais il torche" doivent comprendre que ça fait partie de mon système, si demain je me mets au travail, c'est une catastrophe.Malgré les conditions d'écriture rapide, Wrong Cops me paraît être ton film le plus construit...C'est ce que tout le monde me dit ! Il n'y a aucune règle en création. Il a l'air construit grâce à un gros boulot de montage. Habituellement je monte le script, cette fois la version script marchait pas donc j'ai remanié.On sent que tu aimes le côté "à l'ancienne" de certains acteurs : je pense à Ray Wise, Eric Roberts et dans une moindre mesure Don Stark.Oh putain ! Don Stark t'es le premier à le remarquer.Bah attends, c'était le père de Donna dans 70's Show quand même. C'est un vrai plaisir de bosser avec des mecs comme ça ?Le vrai plaisir c'est le talent des mecs. Au delà de se dire "whaou c'est le mec de Twin Peaks" quand Ray Wise débarque sur le plateau, il est surpuissant, c'est un acteur monstrueux. Pareil avec Don Stark. Le mec est hyper doué et m'impressionne.Pour Eric Roberts c'est un peu différent puisqu'il joue carrément le rôle d'un acteur appelé Eric, c'est un clin d'oeil ?Je vais t'avouer un truc : Eric Roberts je ne savais pas qui c'était. On m'a expliqué et j'ai compris, mais j'étais passé à côté de l'ironie. On m'a juste dit "c'est drôle qu'il soit là pour acheter de la weed" vu qu'il sortait de detox. En fait c'est ça qui est cool à Los Angeles, t'as des bases de données avec des listes infinies d'acteurs, et parmi eux tu retombes sur des gens comme ça, tu te dis que ce serait génial de ressortir tel mec, etc. Récemment j'ai tourné un truc, la directrice de casting me sort un mec, Art Lafleur : le nom te dit rien, puis tu vois sa filmo, le mec a fait 150 trucs... C'est ça le truc à L.A, t'as des mecs super confirmés ; t'arrives même pas à mettre un nom sur leur tronche mais c'est des monstres !On peut presque parler d'acteur fétiche pour Eric Judor, mais tu t'amuses à lui flanquer des dégaines très marquées : le costume du jardinier (Wrong) renvoie à sa difformité dans Wrong Cops. Pourquoi ?Y a une vraie raison. Eric est un ami, on se connaît très bien, on se fait marrer dès qu'on se voit. Ça fait 10 ans maintenant... Si on mange ensemble ça va être drôle !C'est pour "l'effacer" d'une certaine façon ?Exactement. Comme il me fait rire, j'ai pas envie de me retrouver sur un plateau où je filme mon copain. C'est un vrai problème, je veux filmer des personnages. Je m'en suis rendu compte très vite quand on faisait Wrong : il fallait que je gomme Eric mon copain. Sinon y a trop de complicité, je ne sais plus si c'est drôle parce qu'il me fait marrer en tant que pote, ou si c'est la scène. J'ai besoin d'oublier mon copain parce que je trouve que c'est dangereux d'avoir trop de connivence. Pour Wrong Cops, je lui ai dit clairement que je voulais changer de registre, que je voulais qu'il soit un autre bonhomme en fait. Je voulais juste une bosse au début, puis un oeillet en plus, puis une moustache. J'en ai mis des caisses, c'est devenu ce personnage et dès les 1ers jours j'ai un peu aiguillé Eric pour qu'il soit plus calme... un peu différent.Un ou deux ans avant Rubber, j'avais vu un court-métrage intitulé Treevenge, tu connais ?Non.C'est des sapins de Noël qui se révoltent contre leur exploitation et qui tuent tout un village le lendemain du réveillon. Du coup ça me rappelait beaucoup l'idée de départ de Rubber : un objet inanimé du quotidien qui devient meurtrier. La scène où le pneu découvre d'autres pneus jetés au feu faisait écho à celle du sapin qui découvre comment on découpe les siens, etc.Ahaha ok ! Ecoute je connais pas, mais je crois qu'inconsciemment l'idée de départ de Rubber c'était lié à Christine. Mais c'était inconscient. Consciemment, moi je ne pensais qu'à Duel. On était un peu dans les mêmes conditions, fallait faire un film en 12 jours, et je me disais "putain mais comment ce mec a fait pour créer autant de puissance avec juste une bagnole, un camion et une caméra". Quand tu regardes ce film, c'est impressionnant. J'y pensais parce qu'il y a des sensations dans ce film qui sont incroyables, qui n'ont pas vieilli, et qu'on n'a jamais revues, parce que le ciné est devenu très artificiel. Mais cet effet minimum d'un mec au volant avec un camion dans le rétro, ces sensations...La tension pure.Voilà, aride, sans effet. Je trouve ça fabuleux.Sunshine, joué par Steve Little, rappelle beaucoup son personnage de Eastbound & down, c'était voulu ?Bah en fait... Stevie de Eastbound, c'est Steve Little. Tu vois ce que je veux dire. C'est comme Danny McBride, si tu le prends dans un autre film, ce sera toujours un peu Kenny Powers. Pourtant quand on a fait Wrong, c'était assez naturel pour lui d'être un détective, au feeling. Je lui ai juste dit d'y aller au ralenti, slow motion, c'était son guide, et c'est peut-être pour ça que c'est très différent. J'ai tourné un nouveau truc depuis, avec lui, et y a toujours un brin de Stevie. Déjà il a cette gueule, et c'est ce genre de mec que t'as envie de voir morfler. T'as pas envie que ce soit un héros. C'est Stevie, quoi ! Moi je l'adore, je crois que c'est mon perso préféré de Wrong Cops.Ça ne porte pas chance d'être ton perso préféré...On peut dire ça ! (rires)Propos recueillis par Yérim Sar (@YerimSar)Bande-annonce de Wrong Cops, qui sortira mercredi, le 19 mars :
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