Robert De Niro face à lui même dans The Alto Knights : bande-annonce
Warner Bros.

Basé sur un concept hasardeux, ce portrait croisé de deux mafieux intéresse néanmoins pour la dimension testamentaire qu’y injecte Robert De Niro.

Parlons d’emblée de l’éléphant dans la pièce. Le supposé tour de force qui sert d’argument publicitaire au film. Robert De Niro dans un double rôle (deux Niro, oui), jouant à la fois le mafieux légendaire Frank Costello et son adversaire tout aussi légendaire Vito Genovese. Soit deux gangsters ayant laissé leur empreinte sur le monde du crime organisé du XXème siècle, deux anciens amis (ils étaient membres du club new-yorkais des "Alto Knights", qui donne son titre au film) qui finirent par devenir rivaux : l’un (Costello) souhaitait en prenant de l’âge mener une vie plus rangée, consacrée à graisser tranquillement la patte aux juges et aux politiciens, quand l’autre (Genovese) poussait toujours plus loin le bouchon de la violence et de l’immoralité, cherchant à profiter, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de la nouvelle manne financière offerte par le trafic de drogue.

Un gangster avec des manières de gentlemen, l’autre sans foi ni loi : Costello et Genovese sont deux frères rivaux, deux ennemis intimes, deux faces d’une même pièce. On comprend l’idée qui a poussé De Niro à endosser les deux rôles (sur une suggestion de son producteur et vieux compagnon de route Irwin Winkler). L’acteur avait déjà joué le mafieux taiseux à la Costello (dans Les Affranchis ou Casino), le mafieux sanguinaire et survolté à la Genovese (dans Les Incorruptibles), mais jamais les deux à la fois.

En décidant cette fois-ci de ne pas faire appel à Al Pacino ou Joe Pesci (voire Bobby Cannavale) pour lui donner la réplique, c’est comme si l’acteur faisait une OPA définitive sur le genre du film de mafia – qu’il affirmait une bonne fois pour toutes qu’il en est le roi. Pourquoi pas, mais le problème est que le film ne justifie jamais ses parti-pris théoriques un peu fous d’un point de vue dramatique – on n’est ni dans une histoire de jumeaux façon Faux-semblants, ni dans une comédie type Noblesse oblige ou Professeur Foldingue, ni dans un concept SF à la Mickey 17. De Niro a beau être grimé de façon que Genovese ne ressemble pas trop à Costello, c’est bien deux De Niro qu’on voit ici face à face, vision troublante qui plonge le spectateur dans une "vallée de l’étrange" à la sauce Cosa Nostra.

The Alto Knights
Warner

On peut néanmoins décider de fermer les yeux sur ce concept hasardeux, en se disant que si De Niro a tenu à se dédoubler, c’est peut-être parce que se joue ici quelque chose d’éminemment personnel – l’acteur a expliqué récemment qu’il avait lui-même fréquenté le club des Alto Knights dans sa jeunesse, observant ainsi de très près, dès son adolescence, les princes et les porte-flingues anonymes de l’underworld qu’il incarnera plus tard au cinéma. L’ami Scorsese aurait sans doute pu l’aider à creuser plus profondément cette matière intime, mais il se trouve c’est Barry Levinson qui s’est vu confier les commandes du projet – Levinson ayant un peu d’expertise dans le film de mafia (Bugsy) et le De Niro-movie (Des hommes d’influence, entre autres).

Passé une intro très ingrate visuellement (la tentative d’assassinat de Frank Costello, en 1957, toute en miroir brisé, éclats de verre et montage syncopé), le réalisateur de Rain Man filme son intrigue mafieuse dans un style néo-classique un peu défraîchi, mais pas désagréable, qui musarde et prend son temps, se calant sur le rythme de ces gangsters cacochymes qui, entre deux règlements de compte, promènent leurs toutous au ralenti dans Central Park comme n’importe quel retraité de Manhattan, quand ils ne se chamaillent pas entre eux comme les pépés du Muppet Show, ou des personnages des Soprano.

The Alto Knights dessine ainsi les contours d’un cinéma mafieux post-The Irishman (ridé, fatigué, raconté d’une voix remplie d’amertume et de regrets), comme il y eut dans les années 90 un cinéma mafieux post-Affranchis (plein de cocaïne, de rock’n’roll et de plans-séquence). C’est fatalement moins excitant, mais, derrière le cortège de silhouettes fantomatiques et les clichés visuels (ce gros plan sur des saucisses en train de cuire dans une poêle, façon livre de recettes italo-américaines), il y a néanmoins une bonne histoire, une matière historique très touffue et plutôt bien synthétisée par un autre briscard du genre, l’ancien journaliste et scénariste scorsésien Nicholas Pileggi (auteur des Affranchis et de Casino).

The Alto Knights revisite ainsi plusieurs moments décisifs de l’histoire de la mafia dans les années cinquante, dont les "Kefauver hearings" (une commission d’enquête du Sénat américain sur le crime organisé) et la fameuse réunion d’Apalachin – une improbable rencontre au sommet d’une centaine de chefs mafieux dans une maison de campagne, que Levinson décrit dans le dernier tiers du film sur un ton rocambolesque plutôt marrant.

Ces événements eurent à l’époque un énorme retentissement auprès du grand public, qui comprit alors qu’une mafia tirait bel et bien les ficelles du crime en Amérique. Ce fut le début d’une fascination pop qui engendra Le Parrain, puis tous ces films qu’on connaît par cœur et firent la gloire de De Niro. En racontant ces histoires-là aujourd’hui, celui-ci entend clairement boucler la boucle. Livrer un fantasme de "film ultime sur la mafia". Jusqu’au prochain ?

The Alto Knights, de Barry Levinson, avec Robert De Niro, Debra Messing, Cosmo Jarvis… En salles.