En 2014, 7 ans avant qu'elle remporte le seul César de sa carrière, celui du second rôle pour Les Choses qu'on dit, les choses qu'on fait, la comédienne belge s'était confiée sur les 5 grands rôles de sa filmographie.
ROSETTA (1999)
Premier rôle et consécration immédiate pour la regrettée Émilie Dequenne, qui incarne une jeune femme déterminée à garder sa dignité malgré la précarité. Sa performance brute et viscérale dans ce film des frères Dardenne lui vaut le Prix d'interprétation féminine au Festival de Cannes à seulement 17 ans, propulsant instantanément cette jeune inconnue sur la scène internationale.

"Depuis l'âge de 5 ans, je sais que je veux jouer la comédie... J'ai pris des cours de théâtre très jeune. Et c'est quelques mois avant de passer mon bac que j'ai entendu parler de Rosetta, grâce à ma tante qui avait repéré l'annonce du casting dans un journal. Je me suis donc jetée sur cette opportunité. J'ai envoyé une lettre et des Polaroïd pris par mon cousin. Je ne m'imaginais pourtant pas avoir le physique de l'emploi. J'étais blonde décolorée avec des piercings, limite punk, perchée sur des chaussures à talons compensés. J'avoue d'ailleurs être sortie perplexe de la première audition avec les frères, et basée sur des jeux et de l'improvisation. Ils m'ont pourtant convoquée deux autres fois, à Liège. Jusqu'à ce que Jean-Pierre me dise : "Ne te coupe pas les cheveux et vous n'êtes plus que deux." Je me souviens lui avoir répondu avec aplomb : "Tu veux dire : on est encore deux !" Je suis partie en vacances et aussi incroyable que cela puisse paraître, j'ai totalement oublié Rosetta. Ce qui était devenu une obsession s'était presque effacé de ma mémoire... jusqu'à ce que je reçoive un coup de fil de mes parents m'apprenant que j'étais choisie.
"J'ai signé mon contrat le 29 août, le jour de mes 17 ans."
Le tournage fut particulier. J'avais peur que le cadreur qui m'accompagnait en permanence, caméra à l'épaule, tombe ! Alors je ne savais pas où regarder et je n'arrêtais pas de rougir. Ce qui avait le don de mettre les frères en rogne (rires) ! Mais ma force, à ce moment-là, c'était que je n'avais aucune contrainte dans ma vie personnelle, je pouvais donc plonger totalement dans le quotidien de Rosetta et de ce tournage. J'ai pris un plaisir fou à jouer un personnage aussi éloigné de moi. Surtout avec des réalisateurs aussi exigeants qui, après quinze jours de tournage, comme ils n'étaient pas satisfaits, ont décidé de tout mettre à la poubelle et de recommencer à zéro ! Cannes fut une expérience inoubliable. J’ai claqué deux mille francs de l'époque pour m'acheter une robe. Car je voulais prouver, sur le tapis rouge, que je n'étais pas Rosetta mais une comédienne qui avait joué un rôle et qui avait envie d'en interpréter d'autres. Je pensais au futur... Evidemment, je ne m'attendais pas à un tel ramdam médiatique. Et surtout pas au prix d'interprétation ! D'ailleurs, quand j'ai entendu mon nom, je n'ai embrassé personne autour de moi. En me levant, je me répétais juste : "Ne tombe pas ! Ne pleure pas ! Va chercher ton truc et sois claire ! Et, bien sûr, j'ai pleuré comme une madeleine. Mais ce fut un tournant; ça reste un moment énorme qui a tout déclenché. Les propositions d'agents comme de films. Pour autant, l'après-Cannes en Belgique a été douloureux.
"J'étais comme Eddy Merckx après le Tour de France, attendue à l'aéroport par la presse et les badauds. On bousculait ma famille... C'est moi qui ai dû dire aux journalistes "Cassez-vous !" et je me suis fait insulter par la presse belge. Mais ma relation avec les frères Dardenne est toujours aussi forte, même si on se voit moins. Ils ont à jamais changé ma vie."
UNE FEMME DE MÉNAGE (2002)
Sous la direction de Claude Berri, elle s'impose avec délicatesse dans ce rôle de jeune femme qui bouleverse la vie d'un homme récemment divorcé. Face à Jean-Pierre Bacri, elle déploie une sensibilité et une fraîcheur qui confirment son talent au-delà du registre social de ses débuts, prouvant qu'elle peut aussi naviguer dans des eaux plus douces avec une conviction irrésistible.

"C'est en me voyant à la télé, dans “Tout le monde en parle”, que Claude Berri a pensé à moi pour Une femme de ménage. Et j'étais très intimidée lors de notre première rencontre. Car le premier film - hors dessins animés - que j'ai vu au cinéma, c'était Manon des sources ! Vous imaginez donc la charge symbolique que représentait pour moi de tourner avec lui ! Et même s'il souffrait alors de dépression, Claude a été d'une douceur extrême. Sur le plateau, pendant ses absences, Éric Gautier prenait les choses en main. Ce tournage fut enveloppé d'une infinie douceur. Pourtant, même si Claude n'était pas dans un rapport de force et de terreur, j'avais peur de le décevoir. Et avec Jean-Pierre Bacri, on s'est serré les coudes. Car le cinéma de Claude pouvait être assez impudique. Je me souviens d'une scène où Jean-Pierre devait m'étaler de la crème solaire sur les seins et que nous avions réussi de concert à faire enlever. En fait, il n'y a pas plus simple comme mec et comme acteur que Jean-Pierre. Il est brut. Tu sais qu'il dit toujours ce qu'il pense. Est-ce que j’ai douté de moi ? Oui, et ce doute persistait sur le plateau d'Une femme de ménage. En fait, j'ai longtemps eu en moi le syndrome de l'imposture.
"J'ai mis du temps à me dire que j'appartenais à la "famille" du cinéma. C'est arrivé avec ma nomination aux César pour L'équipier, en 2005. Pour la première fois, je passais de la catégorie espoir à celle des seconds rôles. Sans prénomination, donc sans qu'on souffle mon nom. Là, je me suis dit que les gens me considéraient enfin comme une actrice."
LA FILLE DU RER (2009)
Dans ce film inspiré d'un fait divers retentissant, Émilie Dequenne relève le défi complexe d'incarner une mythomane sous la direction d'André Téchiné. Face à Catherine Deneuve, elle livre une performance troublante d'ambiguïté, sondant les abîmes psychologiques d'un personnage qui s'invente victime d'une agression antisémite. Un rôle pivot qui démontre sa capacité à porter des personnages aux zones d'ombre fascinantes.

"André m'a proposé directement le rôle. Comme souvent dans ma carrière. Et ça tombe bien car je suis nulle en essais ! Mais comme avec Claude Berri, j'étais terrorisée à notre première rencontre. Car la timidité des autres me terrorise. Et André est énormément timide. J'ai donc souffert au départ. Car André peut être très maladroit avec les acteurs. Il sait ce qu'il veut, tout en continuant de chercher. J'avais l'impression de ne jamais vraiment comprendre où il voulait en venir. André le sentait et en concluait logiquement qu'il n'obtiendrait jamais ce qu'il voudrait de moi. On était donc prisonniers d'un cercle vicieux. Mais j'ai pu compter sur mes partenaires, dont Catherine Deneuve. À la fois parce qu'elle a développé avec moi une relation plus que cordiale. Mais aussi parce que je voyais qu'elle craignait André tout autant que moi, même après tous leurs films en commun. Et puis, petit à petit, on a fini par parler la même langue avec André.
"Et là, j'ai pris du plaisir. Sur un plateau, j'ai besoin de sentir la confiance d'un metteur en scène. J'ai du mal à travailler dans le conflit."
À PERDRE LA RAISON (2012)
Dans ce drame de Joachim Lafosse, l’actrice livre l'une des performances les plus saisissantes de sa carrière. Incarnant une mère ordinaire qui bascule progressivement dans l'impensable, elle captive par sa descente aux enfers psychologique minutieusement calibrée. Sa prestation lui vaut le Prix d'interprétation dans la section Un Certain Regard à Cannes, confirmant sa place parmi les grandes actrices de sa génération.

"Joachim m'avait déjà proposé Nue propriété, mais le rôle ne m'intéressait pas, donc j'avais décliné son offre. Alors que là, même si je n'étais pas son premier choix, le scénario m'a coupée en deux ! Et mon but a été de le suivre en me détachant le plus possible du fait divers qui l'a inspiré. Ne serait-ce que parce que la réalité dépasse forcément, dans ce cas, la fiction. Je me suis plongée dans les entrailles de cette femme infanticide, tout en gardant à l'esprit l'expérience douloureuse que j'avais vécue avec Mademoiselle Julie au théâtre, et dont je n'étais alors pas sortie indemne. Mais, là, j'avais 30 ans et je pensais pouvoir maintenir une distance et me protéger. J'ai toujours aimé aborder mes rôles par un gros travail physique avant de me laisser porter par mon feeling. Là, j'ai un peu moins travaillé à l'intuition. J'ai ainsi rencontré un médecin spécialisé en dépression post-partum et en psychose.
"En fait, moi qui suis très sensible, j'avais besoin de m'entendre dire que je ne souffrais d'aucune psychose (rires). Et de placer une grande distance entre ce personnage et moi, avant de me glisser dans sa peau."
PAS SON GENRE (2014)
Changement de registre pour la comédienne qui brille dans cette comédie romantique de Lucas Belvaux. En coiffeuse provinciale pleine de vie qui tombe amoureuse d'un professeur de philosophie parisien, elle déploie un charme solaire et une authenticité touchante. Loin des drames intenses qui ont jalonné sa carrière, elle révèle ici une légèreté et une joie communicatives qui élargissent encore sa palette d'actrice.

"J'étais en interview chez l'attachée de presse d'À perdre la raison, Marie-Christine Damiens, quand j'ai vu, sur son bureau, un scénario de Lucas Belvaux. Et, deuxième coup du destin, celui que j'attendais pour cette interview n'était autre que... Philippe Vilain, l'auteur de Pas son genre. Ensuite, comme souvent, je n'étais pas le premier choix de Lucas mais la comédienne prévue s'est désistée. Lucas n'avait pas eu l'idée de me proposer le film, car il venait justement de voir À perdre la raison et ne m'envisageait pas une seconde dans le personnage. Or, moi, j'étais emballée par ce personnage de coiffeuse parce qu'il se situe justement à l'opposé de celui du film de Joachim mais avec une force identique. J'ai imaginé que cette fille avait une façon de vivre extrêmement saine mais proche de moi, à savoir qu'elle aimait sortir et s'amuser. En fait, pour préparer ce film, j'ai repris un peu de légèreté. J'étais gaie comme un pinson jusqu'au jour où l'on a appris la mort brutale de Frédéric Graziani (Mafiosa), le meilleur ami de mon mari. Et là, j'ai vraiment failli renoncer car je ne voyais pas comment retrouver la légèreté indispensable au rôle. Mais ce projet était tellement fort et ce personnage tellement important à mes yeux que j'ai décidé de faire fi de tout. Lucas m’a aidée. Il est vraiment rassurant. Il travaille dans la douceur, dans la gentillesse et dans l'amusement. Mais, pour autant, avec lui, on ne perd pas une minute sur le tournage. C'est une locomotive qui ne lâche jamais rien. On sort de ces journées de tournage rincé mais heureux.
"Il y a quinze ans, mon objectif était de devenir comédienne et d'en vivre. Alors certes, j'imaginais sans doute une vie plus rock'n'roll et dépravée que la mienne, entre hôtels et limousines (rires). Mais, aujourd'hui, je me sens à ma place. Exactement là où j'ai toujours rêvé de me trouver."
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