Première
par Edouard Sonderborg
Peut-être s’est-il vu dans le miroir qu’il se tendait à lui-même dans son film précédent, Hugo Cabret. Peut-être a-t-il pris conscience qu’il n’était pas l’enfant génie gambadant dans les coulisses de la Gare du nord, émerveillé par le XXème siècle commençant et la magie du septième art, mais le vieux maître standing ovationné à la fin du film. Dans toutes ses interviews à l’époque, Noël 2011, Martin Scorsese insistait pourtant sur son identification personnelle avec le petit Hugo, le gamin aux yeux écarquillés. Mais l’évidence de ses soixante-dix ans passés autorisaient à considérer que son alter ego à l’écran était plutôt George Méliès, le vieux pépé grognon ayant épuisé tous ses tours, son enthousiasme et sa capacité à créer, mais enfin reconnu à son juste niveau après de longues années de frustration (une allusion consciente ou non à son Oscar tardif pour Les Infiltrés, pourtant l’un de ses moins bons films). Au XXIè siècle, le cinéma de Scorsese était devenu un musée, une collection d’images fantômes et de statues de cire. L’homme ayant atteint un statut de Dieu vivant intouchable, on pouvait entendre le chœur médiatique vanter les mérites de chacun de ses films et comptabiliser les chiffres au box-office, dix fois supérieurs dans la période DiCaprio à ce qu’ils avaient pu être dans les années 70-80, les années Taxi Driver, les années Raging Bull, les années De Niro. Les admirateurs ronronnaient comme des chats contents. Le cinéma de Martin Scorsese ronronnait, lui, comme au ralenti, tout content de lui. Et puis, dans son miroir, il a vu. Vu qu’il n’était plus la plus belle. Il lui fallait réagir. Si Hugo Cabret a donc fait office de piqûre de rappel pour le cinéaste, Le Loup de Wall Street est un shoot géant à destination de son public. Le « système Scorsese » avait culminé dans Casino, en 1995 ? Le Loup se propose de considérer tous les films qui ont suivi (sept longs-métrages, de Kundun à Hugo) comme une parenthèse molle du genou. Guidé par un script stupéfiant de Terence Winter (ancien de la maison Soprano, aujourd’hui show runner de la série Boardwalk Empire) et par l’autobio non moins stupéfiante de l’ex-trader carnassier Jordan Belfort, Scorsese lance DiCaprio dans un one man show cartoonesque délirant, quelque chose comme la séquence culte sous drogue des Affranchis étendue sur près de trois heures. Bien sûr, tout ce petit monde-là, réalisateur inclus, a parfaitement conscience de « faire du Scorsese. » Mais outre qu’on ne risque pas de s’en plaindre, le film fonctionne comme un morceau de bravoure perpétuel, une frénésie de cul, de drogue, de pipes, de bites, d’avidité, d’argent obscène littéralement jeté à la poubelle, de lancers de nains, de partouzes dégénérées au service d’une charge satirique décomplexée contre l’argent roi des 80’s (et d’aujourd’hui) et contre les créatures caligulesques qui sacrifient à son culte obscène. Sans doute parce qu’il est lui-même passé par une période putes, drogues & cinéma à la fin des années 70, Scorsese montre ça avec une espèce d’horreur jubilatoire ou de jubilation horrifique, un doigt sur la gâchette de la morale puritaine, mais le nez dans la poudre et la luxure, un sourire gargantuesque sur le visage. De son côté, après quinze ans de rôles renfrognés, de front plissé et de sourcils froncés, Di Caprio explose sur l’écran dans un rôle d’histrion frénétique, drivant le film non stop, en faisant bien attention à rester continuellement dans le rouge. Alors mieux que les Affranchis ? Aussi bien que Casino ? La question ne se pose pas en ces termes. Là où ces films étaient ouvertement fascinés par leur sujet, amoureux de leurs personnages de gangsters glam, Le Loup de Wall Street se présente comme un jeu de massacre sans retour, sans recours, sans rédemption ni circonstances atténuantes, une sorte d’appel à la haine sociale contre les requins sans foi ni loi qui passent le film (et leurs vies) à s’en mettre partout : plein les poches, plein le pif, plein les yeux, plein le cul. Pas « goodfellas, » « badfellas » : des sales types. Et un vrai grand film.