Après avoir secoué la Croisette, le cinéaste revient sur sa comédie musicale sur les narcotrafiquants et la transidentité.
Vous aimez donc les comédies musicales ?
Et bien pas vraiment. Je n’ai pas la culture de ce genre-là en tout cas. J’aime les comédies musicales de Bob Fosse ou de Demy, mais je n’aime pas trop le côté années 30, les Busby Berkeley ou les productions hollywoodiennes d’après-guerre.
Pourtant, c'est paradoxal, l’idée d’en réaliser une remonte à loin. Il y a quelques années, vous évoquiez déjà l’envie de réaliser une comédie musicale sur des "go fast"…
Effectivement. En réalité ce qui m’a étonné c'est que ce projet m’est d’abord venu sous la forme d'un opéra. Le premier texte sur Emilia Perez que j'ai écrit en 2019 était un livret. Le texte était divisé en actes, suivait des personnages archétypaux et épousait une temporalité singulière - comme à l'Opéra - avec beaucoup d’ellipses. Et puis, au fur et à mesure, c'est devenu autre chose. J'aime l'opéra, je suis mélomane, mais là aussi, je ne suis pas un grand connaisseur. C'était une envie qui m'avait traversé au moment de mon deuxième film, Un héros très discret. Avec Alexandre Desplat, on avait pensé réaliser un petit opéra à partir du film, un peu comme ce qu'avait fait Peter Brook avec Carmen, L'Opéra de Quat’sous ou Nixon in China. Il en reste des traces dans le film d'ailleurs, sous la forme d'un quintette. En fait, je crois qu’on cherchait à trouver un rapport plus précis avec la musique.
Mais en quoi est-ce que le genre de la comédie musicale vous permettait spécifiquement de vous emparer de sujets comme le Mexique ou la transidentité ?
Une fois que j'avais mon sujet, j’avais deux options. Soit je collais honnêtement à ce que j’avais documenté. et je faisais un documentaire (sur la transidentité ou le Mexique). Soit j’essayais de faire un drame, une épopée qui mêle tout ça, qui mêle le chant et la musique. Une des particularités, c’était que les chansons appartiennent au corps même de l'histoire, elles font avancer l'histoire.
Comme chez Demy.
Exactement. Mon film de référence c’est ce grand film sur la guerre d'Algérie qu'est Les Parapluies de Cherbourg. On ne fait pas des airs, on dit des choses qui sont importantes pour l'histoire et non pas simplement des états d'âme.
D'ailleurs, au-delà de la comédie musicale c’est un film qui mélange les genres, marie le musical au thriller ou à la love story…
C’était le but. Je l’ai déjà fait, mais là, il y avait des contraintes particulières liées à la comédie musicale justement - la musique, les chansons, les chorégraphies. Ca constituait autant de défis.
Donc dès le début, l’intention était d’essayer de marier ces genres différents ?
Je vous rassure, je ne me lève pas le matin en me disant “tiens, je vais faire un film de ce genre-ci ou de ce genre-là”. Ce n’est jamais aussi conscient. Je crois que les livres, les films, en tout cas en ce qui me concerne, ne viennent pas d'un sujet. Une réflexion s’opère et tout à coup, quelque chose va tomber, qui va cristalliser toutes ces idées qui vous tournaient autour. Pour moi, les films viennent par la forme. Ils ne viennent pas par les sujets.
Après Les Frères Sisters vous tourner de nouveau avec des acteurs étrangers. En l’occurence hispanophones et des anglophones. Comment s’est passée la communication sur le plateau ?
Je ne sais pas comment expliquer cela. Je ne parle vraiment aucune langue étrangère. Ni l’anglais, ni l’espagnol, encore moins le tamoul… Tout cela reste instinctif. Mais la bonne question c'est plutôt : pourquoi j'abandonne ma langue maternelle régulièrement ? Sans doute parce que j'ai un rapport tellement fort à ma langue… Je suis un grand lecteur. Je suis aussi un homme du livre. Et quand je suis dans ma langue je vais m'intéresser à des choses très précises : une inflexion, une accentuation, une césure ou une tonalité. A l’inverse, quand je baigne dans une langue étrangère, j'ai tout à coup un point de vue plus diffus sur le film, à la fois plus généraliste et plus précis. Ca me permet d’être concentré sur l'expression des comédiens, leurs mouvements. Ce que je crois percevoir de l'intention. C'est presque un rapport musical avec la mise en scène.
On parle du genre, de la langue, mais Emilia Perez est aussi (surtout ?) une histoire d’incarnation. Est-ce que dès le début vous saviez que votre héroïne devait être interprétée par une actrice transgenre ?
Mais pour moi, il n’y avait pas d'alternative. Il n'y en a jamais eu. A partir du moment où mon personnage avait fait une transition, alors elle devait être trans. Parce que sinon, c’était quoi ? Faire jouer le rôle quand il est un homme par un homme ? Et puis par une actrice quand c’était devenu une femme ? Ca n'avait pas de sens et ce qui m'intéressait, c'était vraiment l'expérience avec une actrice trans. Par ailleurs il fallait que la forme du film reprenne à son compte cette idée. Emilia Perez est un film transgenre : il traverse les genres. Il y a du drame bourgeois, de la telenovela, un film de narcos… et il épouse l’expérience du personnage qui de Manitas devient Emilia.
Pour revenir l’incarnation, il y a, comme dans Un prophète ou Deephan, la volonté de donner à voir, de rendre visibles des gens qu'on ne voit pas. Ca aussi c'était le projet initial du film ?
Oui, Il y a quelque chose de cet ordre là.. Ce que j'ai fait là, ce que je voulais, c’était de mettre derrière Karla Sofia des figures connues. Qu’il soit tout de suite évident, lisible, qu'elle parle à égalité avec des stars.
Comment avez-vous casté Zoé Saldana et Selena Gomez ?
Je connaissais mal Zoé. Mais à Los Angeles, mes agents me parlaient beaucoup d'elle, et ils pensaient qu'elle devait avoir le rôle. J'ai mis un certain temps à aller vers elle. Et puis nous avons fait un zoom et je l'ai trouvé formidable. Elle avait une chose que je n'avais pas du tout intégré dans le personnage de Rita : c’est qu’elle est noire. Et ça au Mexique, c'est un marqueur social très très fort qui allait enrichir le film. Et puis elle sait danser et chanter parfaitement. Quant à Selena, je l'avais vue dans des films comme Spring Breakers ou le film de Woody Allen Un jour de pluie à New-York. Et dès que je l'ai rencontrée je l’ai immédiatement trouvée bouleversante. Ce qui est amusant, c’est qu’il y a eu comme un malentendu, une illusion : étant donné son patronyme, je pensais qu'elle était hispanisante. Or elle ne parle pas un mot d'espagnol. Parfois ce fut une difficulté, parfois une source d’amusement. Et pour l’anecdote, quand je lui ai dit au bout de dix minutes que je voulais travailler avec elle, elle ne m’a pas cru. Elle m’a pris pour un fucking french director !
Le film aborde des thèmes très forts, tragiques même (comme celui des disparus). Vous n’aviez pas peur que, traités sous la forme d’une comédie musicale, tout cela devienne un peu trivial ?
Ce sont des sujet qui me bouleversent. Je ne peux pas en parler calmement. Et je vois tout à fait ce qu'il y a de délicat. Mais je ne suis pas loin de penser que, quand on veut traiter une tragédie, il faut plutôt la chanter. En faire un opéra. Je vais vous donner un autre exemple : j’ai d’abord repéré au Mexique. Je cherchais des décors là-bas et, à un moment donné, la réalité est devenue trop forte. Cette réalité-là, cette société, étaient trop puissantes. Et j’ai alors décidé de tout faire à Paris pour avoir une certaine distance avec les sujets. On a tout reconstruit en studio ce qui nous rapprochait un peu plus de l'ADN du projet - un opéra. Jusque dans son caractère excessif, il faut toujours penser ce film comme un opéra !
C’est fou parce que vos films se sont toujours basés sur des décors très précis (la prison, la banlieue, l’Amérique…).
J’ai commencé à réfléchir à comment j'allais construire mes décors, comment j'allais les filmer, jusqu'à ce que je conçoive un jeu de mot idiot. Je me suis dit ce qui fait décor c’est des corps. Mes décors seraient en fait le corps des danseurs et des chanteurs.
Emilia Perez est un film très audacieux. Est-ce qu’avec le temps vous êtes devenu plus courageux, plus confiant ?
Sans doute. Oui, je crois. Je me suis fait récemment une réflexion. Avant de faire mon premier film, j’étais scénariste, mais dès que mon premier long est sorti, pour les gens j’étais devenu réalisateur. C’est spécial ! Je n'étais pas tout jeune, j'avais fait du montage, du scénario. Pourtant, intérieurement, je crois que moi, il m'a fallu trois films pour comprendre vraiment comment ça marchait. C'est à partir d'Un Prophète que tout un pan s'est ouvert à moi que je me suis senti vraiment libre. Pour autant, il ne faut pas être trop sûr de soi. Quand je suis chez moi, j'écris beaucoup. J'écris beaucoup de versions du scénario. Parce que le film doit être là. Et ce travail me permet après, d'avoir suffisamment confiance dans l'histoire pour lui taper dessus pour tout changer et faire improviser les comédiens. C’est comme ça que je travaille, suivant ce paradoxe : je construis le plus précisément un programme pour tout casser. Ca peut être parfois très fatiguant ! Surtout pour les gens autour de moi. J'ai une anecdote à ce sujet : je suis un peu insomniaque et j'ai une habitude sur les plateaux. Au lieu de manger à la pause de 12 h, je vais dormir. Une sieste de 20 minutes. Et pendant ces 20 minutes, j'ai des idées qui me viennent. Et parfois, quand je reviens sur le tournage, je demande à tout changer ! Depuis, mon équipe redoute que j'aille faire la sieste...
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