Cette figure de la critique française et internationale est morte à l’âge de 85 ans. Nous lui rendons hommage en republiant notre dernier entretien avec lui.
Historien, homme de radio, critique, professeur, Michel Ciment, figure totémique de la cinéphilie française et internationale (certains s’amusaient à le baptiser Michael Concrete) est mort à l’âge de 85 ans. Pour « le métier » c’est un séisme tant sa parole et sa plume continuaient d’être des boussoles. Nous l’interviewions pour la dernière fois il y a deux ans pour évoquer le cinéma de l’américain Joseph Losey. La rencontre s’était faite entre deux projections de presse, où tel l’enfant des ciné-clubs qu’il n’a jamais cessé d’être, l’indéboulonnable directeur de la publication de la revue Positif, continuait de s’enthousiasmer pour tel ou tel film. L’homme qui a reçu jadis les confidences des grands de notre monde (Elia Kazan, Stanley Kubrick, Francesco Rosi…), aurait pu jouer les blasés. Non, la flamme était toujours-là, intacte.
Lors de cette après-midi de novembre, sur le trottoir de la rue Marbeuf, il communiquait son emballement pour le nouveau film de Laurent Cantet. Nous n’étions pas là pour ça mais puisque qu’avec cet esprit généreux, le passé savait rencontrer le présent, pour mieux l’éclairer, nous l’écoutions. Le messager (The Go-Between), Palme d’or 1971, refaisait alors surface après des années de purgatoire dues à de sombres histoires de droits et une grande rétrospective de Joseph Losey investissait la Cinémathèque française. Le Losey-Ciment, comparable au fameux Hitchcock-Truffaut, ce sont des heures d’entretiens passionnants réunis dans un livre longtemps épuisé mais heureusement réédité depuis. Nous avions donc proposé à Michel Ciment de revenir à l’aube des seventies lorsqu’il pénétrait dans la belle demeure parisienne de Losey, sise rue du Dragon… A travers cette dernière interview pour Première que nous republions ici, nous rendons hommage à cet esprit libre.
De quand date votre rencontre avec Joseph Losey ?
Michel Ciment : C’était à la Mostra en 1964 où il présentait Pour l’exemple (King & Country) qui m’avait beaucoup plu. Nous nous sommes ensuite revus à Londres, plus longuement, pour un grand entretien autour de Cérémonie secrète (Secret Ceremony, 1968) et Boum (1968), deux films avec Elisabeth Taylor sévèrement méprisés et attaqués par la critique. J’étais alors accompagné de Bertrand Tavernier. C’est quelque temps après qu’un éditeur m’a proposé de faire un livre d’entretiens avec lui. Je trouvais la proposition plutôt surprenante. Je venais en effet de sortir mon livre sur Elia Kazan. D’un côté, Losey, contraint à l’exil à cause du maccarthysme, de l’autre, Kazan, qui avait dénoncé ses anciens camarades. Je me demandais d’ailleurs comment Losey allait prendre la chose. Il s’est contenté d’ironiser en me lançant lors de notre premier rendez-vous : « Comment va votre ami Kazan ? »
Dans quelles conditions ont été réalisés ces entretiens ?
De la même façon qu’avec Elia Kazan, c’est-à-dire, dans la continuité sur une période défini. Kazan m’avait reçu dans sa maison de campagne près de New York. Nous avons passé 10 jours ensemble pour 40 heures d’entretiens. Avec Losey, la chose s’est étendue sur deux mois entre Paris où il vivait alors et l’Italie pour la préparation d’un film qui ne s’est finalement pas fait. Beaucoup plus tard, j’ai complété nos entretiens au moment de la sortie de ses films plus tardifs.
Quel statut avait alors le cinéaste ?
Losey n’a jamais été adopté par la critique comme Truffaut par exemple. Sa filmographie apparaît trop bigarrée, éclatée, avec des hauts et des bas. Il n’y avait donc pas de culte autour de lui. Le fait que Losey ne soit pas franchement établi me plaisait. De manière générale, j’aime retrouver l’image dans le tapis. A l’instar de Boorman, Kubrick, Campion, que j’ai également interviewé, Losey a des obsessions qui se retrouvent de film en film. Le caractère très différent de sa production peut donner l’impression d’un éparpillement. Il n’en est rien. Chez Losey, il y a très souvent un visiteur qui arrive dans une demeure et devient une sorte d’ange exterminateur. C’est le cas de The Servant (1963), Accident (1967), L’assassinat de Trotsky (The Assassination of Trotsky, 1972) , Monsieur Klein (1976) et bien-sûr du Messager (The Go-Between, 1971) Il y est à chaque fois question d’enfermement, de claustrophobie… Le décor a donc une importance cruciale. Chez lui, l’éthique et la morale, ont également une place centrale. Losey était un grand puritain. Et comme tous les puritains, il y avait aussi cette volonté de briser les tabous.
Joseph Losey était-il simple à interroger ?
De tous les livres d’entretiens que j’ai fait, c’est le metteur en scène qui s’est le plus livré. Kazan, bien que très prolixe, était plus dans le contrôle, très rationnel. Il savait très bien ce qu’il voulait dire et ne pas dire. Avec Losey c’était presque d’ordre psychanalytique. Il me disait des choses très intimes sur sa sexualité, son rapport avec les femmes mais aussi sur son père… Nous abordions bien-sûr les questions de mise en scène, de technique mais elles nous ramenaient toujours vers des interprétations très intimes.
Est-il pour autant devenu un proche ?
On se voyait régulièrement mais il entretenait une certaine distance, se protégeait beaucoup, à l’inverse de Kazan, qui débordait de sympathie, de chaleur, s’intéressait à ma vie… Losey aimait créer le malaise. Par exemple, quand il venait diner chez nous, ma femme et moi lui proposions plusieurs apéritifs. Il choisissait systématiquement celui que nous n’avions pas, une façon comme une autre d’installer une gêne. Je me souviens aussi qu’en Italie lors de nos entretiens, il voulait séjourner à Fregene, une ville au bord de la mer près de Rome où tous les grands cinéastes avaient une maison. Il a insisté pour louer celle de Francesco Rosi. Il la trouvait magnifique, sauf que Rosi l’occupait et ne voulait pas la louer. Losey n’arrêtait pas de l’appeler. C’était devenu une obsession. Il s’est finalement résigné à aller à l’hôtel. Dans ses films, on retrouve beaucoup de personnages qui aiment instaurer une tension.
Vous évoquez beaucoup Elia Kazan, qui serait le parfait contretype de Losey. Pourquoi avoir alors choisi d’apposer leurs deux noms ensemble sur un même livre (*) ?
Le « Kazan » a été publié en 1973, le « Losey » en 1979. Ils étaient tous les deux épuisés. C’est mon éditeur qui a eu l’idée de réunir les deux livres en un. J’ai été séduit par la proposition, moins la veuve de Losey qui était réticente voire hostile. Or, si on regarde de plus près, beaucoup de choses rapprochent les deux hommes. Ils sont nés la même année, ont tous les deux été membres du PC, ont signé des mises en scène de théâtre tout en étant cinéastes, ont collaboré avec Harold Pinter, fait tourner Jeanne Moreau… Ils ont des vies parallèles. Alors oui, l’un a dénoncé quand l’autre a été une victime du maccarthysme. L’un est un émigré grec pas tellement séduisant mais qui a eu énormément de conquêtes, l’autre, est un grand bourgeois puritain du middle-west, élevé dans un milieu très cultivé… La dénonciation de Kazan vient d’une volonté d’intégration, celle du pauvre émigré qui a été finalement accepté. Ce qu’a fait Kazan est évidement terrible mais n’oublions pas que la fidélité aveugle de Losey au stalinisme est tout aussi condamnable. Pourquoi faudrait-il condamner la dénonciation en Amérique et accepter celle qui avait lieu en URSS ? Alors cette idée de voir en Kazan l’ignoble et en Losey, le saint, très peu pour moi.
Venons-en au Messager qui ressort en salles, grand film sur la découverte par un enfant de la passion et de la cruauté du monde adulte. Quel souvenir en gardez-vous ?
Je suis invité quinze jours avant Cannes à voir le film en projection privée. J’en sors bouleversé. J’appelle immédiatement Losey : « Votre film est magnifique, je pense que ce sera le meilleur film de Cannes. Il ne peut pas y avoir mieux ! » Entre-temps, la MGM qui devait distribuer Le Messager, ne comprend rien à la subtilité du film et finit par le revendre. Le festival de Cannes arrive. Le grand favori est Mort à Venise de Luchino Visconti à qui la Palme semble promis. C’est vrai, jusqu’à la présentation du film de Losey dans les derniers jours de la compétition. A la surprise générale, Le Messager obtient la Palme d’or. Visconti est vexé. Robert Favre le Bret, le délégué général du l’époque, lui promet le prix du 25ième anniversaire, histoire de tout arranger. Pour Losey qui venait d’essuyer plusieurs échecs critiques, ces retrouvailles avec Harold Pinter quatre ans seulement après The Accident, étaient donc un retour en grâce.
Mort à Venise et Le Messager se ressemblent sur bien des points. Ce sont deux films en costumes à la mise en scène baroque, réalisés par deux grands maîtres…
Mort à Venise, que j’ai revu récemment, ne me plait toujours pas. Je trouve que Dirk Bogarde en fait des caisses, les zooms sont insistants, mécaniques… Les zooms chez Losey sont autrement plus complexes. La lumière de Jerry Fisher est très expressive. La partition très sobre de Michel Legrand aussi et ce, même si Losey ne l’aimait pas du tout au départ. Il a fini par s’y faire compte tenu au succès du film.
Dans vos entretiens avec Losey, à propos du Messager, vous évoquez cette façon qu’il a de s’inscrire dans une tradition tout en cherchant à innover…
… Il est en cela très proche d’Alain Resnais qui cassait les formes mais parvenait formidablement à les reconstruire. Contrairement à Jean-Luc Godard qui saccage tout et laisse tout en vrac. Accident était un film très novateur. Losey cite explicitement Resnais à travers le personnage incarné par Delphine Seyrig. Il lui a d’ailleurs demandé de rejouer une scène de Muriel.
Qu’est-ce que les pontes de la MGM n’avaient pas compris au Messager à votre avis?
Des trois films de Losey écrits par Harold Pinter, Le Messager est pourtant le plus classique dans sa construction et sa forme. Je pense que ce qui a gêné, ce sont les séquences qui montrent les personnages plus vieux, bien des années après l’histoire qui nous est racontée. Losey n’explicite rien, joue avec le hors-champs, le mystère, c’est très beau. Ainsi quand Julie Christie dit à Michael Redgrave : « Vous ne vous en rendez pas compte de ce qui s’est joué pour nous… », alors que l’enfant devenu adulte a été en réalité profondément ébranlé par cette passion, c’est cruel et égoïste. L’enfance est capitale chez Losey. N’oublions pas que son premier long-métrage est quand même Le garçon aux cheveux verts (The Boy with Green Hair, 1948). Il citait souvent ce mot de Brecht : « On ne peut effacer ce qu’on a vu… », une manière de dire que les blessures de l’enfance dessinent la cruauté du monde.
Joseph Losey n’est toujours pas devenu un classique, cette rétrospective à la Cinémathèque Française peut-elle changer les choses ?
Peut-être. Comprenez bien qu’en 1952 lorsque Losey devient un proscrit en Amérique à cause du maccarthysme, il a déjà réalisé cinq longs-métrages dont les trois premiers sont de très grands films: Le garçon aux cheveux verts, Haines (The Lawless, 1950) et Le rôdeur (The Prowler, 1951). Dans toute l’histoire du cinéma, il y a peu d’équivalent de début aussi parfait. Il aurait ainsi pu devenir un cinéaste majeur, adulé. D’un seul coup, il se retrouve à Londres, vomit dans les caniveaux tiraillé par l’angoisse, ne peut plus signer ses films, travaille sous pseudonyme. Il y a toujours eu une soif de revanche chez cet homme. Ce sentiment l’a peut-être aveuglé parfois et incité à faire des mauvais choix. Reste que ses grands films - et il y en a beaucoup - sont d’une importance majeure.
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