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Des flaques d’eau brouillées par une pluie fine. Le monde vibre imperceptiblement aux pieds d’un géant, Robert Oppenheimer (1904 - 1967), « le père de la bombe atomique ». Son visage grave transpercé de deux yeux bleus à l’étrange intensité (le magnétique Cillian Murphy), apparaît en contre-plongée. Un visage songeur devant ces mini-cataclysmes. Un léger mouvement de tête, déclenche un ballet de fractales luminescentes à l’intensité décuplée par un sound-design vibrant. S’impriment alors les données du calvaire prométhéen : « Pour avoir voler le feu à Zeus et donné aux hommes, Prométhée est condamné à vivre enchaîné à un rocher. » Les choses commencent donc ainsi. Tout est dit ou presque. « Fusion » puis « fission », mots clefs à double sens d’emblée affichés sur l’écran, structurant à la fois la division temporelle et dramatique du récit et celle de son héros, qui tel un atome semble promis à une forme d’anéantissement. On passe ainsi d’une relative harmonie propre à concrétiser un idéal (si tant est que l’élaboration d’une bombe atomique le soit), à des réactions en chaîne incontrôlables propres à dénaturer la surface. Oppenheimer est un être tourmenté, rongé par une culpabilité sans cesse renouvelée. Une histoire aux conséquences si grandes qu’elle tient, en effet, du mythe. « Oppie » est aux yeux de Christopher Nolan, rien de moins que « le personnage le plus important de l’histoire de l’humanité. » Si l’on considère que l’homme en question a bien failli réduire en cendres cette humanité, la saillie du cinéaste n’a rien d’insensée. Pétri de doutes et de regrets, Oppenheimer, affirmait, lucide : « Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes. » L’aigle qui lui dévorait chaque jour le foie sur son rocher, était tout à la fois cette prescience chahutée et l’acharnement des autorités américaines soucieuses de mettre hors-jeu ce supposé sympathisant communiste soudain pris de remord devant le feu qu’il avait lui-même allumé.
Nous sommes au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis rutilent, le pays a balancé sur Hiroshima et Nagasaki deux bombes atomiques, persuadé d’avoir ainsi « pacifier » le monde. Oppenheimer, moins enthousiaste, préfère prévenir Truman qu’une Guerre Froide est à craindre et qu’une entente avec les soviétiques autour du nucléaire pourrait l’éviter. Sacrilège. Il faut écarter au plus vite ce casseur d’ambiance, ce briseur de rêve américain. C’est le fil rouge du film de Nolan, inspiré du livre de Kai Bird et Martin J. Sherwin, Robert Oppenheimer, triomphe et tragédie d’un génie, auréolé du Prix Pulitzer de la biographie. Plus qu’un biopic (pas de plongée dans l’enfance, ni de repaires biographiques), Oppenheimer se veut un film de procès ou plutôt d’une parodie de procès, autour d’un accusé acculé par un rapport du FBI épais comme un champignon atomique. Le récit part ainsi d’un visage et fait des ronds dans les eaux profondes du destin d’un physicien génial galvanisé par son génie autant qu’il s’en méfiait. Courtisé par les grandes universités américaines et européennes, si loin si proche d’un Einstein dont il cherchait une aide qu’il n’obtiendra jamais, ce fils d’un homme d’affaire juif new-yorkais d’origine allemande et d’une femme cultivée, était aussi un séducteur, un beau parleur, « il avait tendance à répondre à votre question avant même que vous l’ayez formulée » lit-on dans la biographie susnommée.
Voilà donc un film estival de près de trois heures sur un personnage clivé et clivant, aussi nébuleux que peut l’être pour le profane son domaine de prédilection (la physique quantique). Un blockbuster sans cascades, volontairement monotone car souvent inaccessible (Oppenheimer reste un mystère) mais qui, par la grâce d’une mise en scène habitée (montage ahurissant, déstructuration permanente du récit, gestion peu commune du rythme ...) parvient tout de même à captiver. Nolan déclarait, lors d’une autopromo à l’enthousiasme un brin suspect (il s’agissait, on s’en doute, de faire oublier le « what’s the fuck » Tenet) : « les spectateurs d’Oppenheimer pourront presque ressentir physiquement l’explosion nucléaire. » Dis comme ça, c’est un peu limite, dans les faits, ladite séquence dans les plaines du Nouveau Mexique - à Los Alamos, l’« Astéroïde City » d’Oppie – est sidérante. Le cinéaste fait ici le pari que cette expérience « embedded » de la bombe A suffira à faire venir les chalands marvélisés dans les salles obscures et leur faire oublier les kilomètres de palabres et de discours scientifiques. Nolan est assez fou pour y croire. Assez fou surtout pour se prendre pour son modèle : « J’ai écrit le script à la première personne, ce qui ne m’était jamais arrivé jusque-là. » confiait-il récemment aux journalistes de Total Film, avant de poursuivre faussement humble : « Je ne sais pas si les gens du métier font ça habituellement ou si j’ai tenté quelque chose d’inédit. » LOL.
A vouloir tutoyer l’opacité des êtres, le cinéaste se heurte toutefois au mur de l’indéchiffrable et déploie une certaine misanthropie, une sécheresse quasi absolue des sentiments. Oppenheimer (Cillian Murphy pourtant impressionnant de bout en bout), ne cherche d’ailleurs jamais à se rendre plus généreux qu’il ne devait l’être en réalité. Si les personnages se croisent, aucune interaction réelle ne permet de construire un semblant de lien affectif. On notera d’ailleurs qu’un des suspenses du film repose sur une rencontre informelle entre Oppenheimer et Einstein, dont la teneur de l’échange supposément fondamentale, reste inaccessible au simple observateur. Cet angle mort (révélé in fine) est le seul d’un scénario qui s’échine par ailleurs à éprouver jusqu’au bout toutes les situations quitte à les (et nous) épuiser. Que l’on ne vienne plus dire à Nolan qu’il n’est pas clair !
Dans ce contexte fifties, les personnages féminins sont, elles, relégués à la périphérie. Pourtant, deux d’entre eux laissaient entrevoir un formidable potentiel dramatique : Katherine Oppenheimer (Emily Blunt), épouse effacée, alcoolique notoire mais d’une force de caractère foudroyante et Jean Taltock (Florence Pugh), l’amante névrosée et suicidaire. Le film préfère suivre en parallèle la piste moins passionnante (affublée qui plus est, d’un noir et blanc un peu toc) de Lewis Strauss (Robert Downey Jr., inégal), politicien aux ambitions démesurées, qui tournera le dos au sombre héros quand les vents contraires viendront perturber sa marche vers les cimes du pouvoir. On croise aussi Matt Damon, parfait en militaire redneck chargé de chaperonner le génie et d’optimiser ses recherches. Mais puisque tout ça, doit bien finir quelque part – fusion, fission soudain entremêlées – on reste sur le visage hanté d’Oppenheimer, avec sa détresse, ses délires, ses regrets. Témoin, ces formidables séquences à la dualité exacerbée : au dehors Oppenheimer délivre un discours patriotique de façade, en dedans, une vision sombre et reconfigurée d’un monde dévasté. « Oppie » est un homme brisé, incompris, seul. Désespérément seul. Nous avec lui.