Justine Triet Palme d'Or 2023
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Canal + rediffuse la Palme d'or 2023, au moment du palmarès du festival de Cannes 2024 !

Avant de devenir le grand vainqueur des César 2024, où il a remporté six prix dont le meilleur film et la meilleure réalisation, et avant son Oscar du meilleur scénario original, Anatomie d'une chute était déjà vainqueur de la Palme d'or du 76e festival de Cannes. Au moment où la 77e édition, très riche, se termine, la chaîne cryptée reprogramme le film événement de Justine Triet. Pour les abonnés, il est également à (re)voir sur MyCanal.

Cet entretien est paru à l'origine dans le numéro 543 de Première, disponible sur notre boutique en ligne

Un chalet au cœur de la montagne, loin de tout. Le corps d’un homme, Samuel, retrouvé sans vie à son pied. Suicide ou meurtre commis par sa femme Sandra alors que leur couple battait de l’aile ? A partir de ce pitch limpide, Justine Triet a imaginé une fresque de 2h30, un film de procès et une réflexion passionnante sur la judiciarisation de l’intime. Révélée voilà dix ans avec son premier long métrage, La Bataille de Solférino, la cinéaste n’a cessé depuis de monter en puissance. Premier succès public avec Victoria en 2017. Première sélection cannoise avec Sibyl en 2019. Jusqu’à cette Palme d’or pour Anatomie d’une chute. On a demandé à la réalisatrice les secrets de fabrication de ce film impressionnant de maîtrise dans la conduite de son récit et dans l’inventivité de sa mise en scène coincée entre les quatre murs d’un tribunal.

Anatomie d'une chute : une Palme passionnante [critique]

Quelques mois ont passé. Avec le recul, quel regard portez-vous sur l’aventure Anatomie d’une chute ?

C’est mon film le plus radical, celui pour lequel je me suis le plus investi. C’est pour ça qu’avant même de recevoir la Palme, la sélection cannoise m’avait fait énormément plaisir. Cela dit, j’ai un côté très pragmatique qui me pousse à me remettre à faire des films très vite, sans changer ma nature. Je ne veux surtout pas être écrasée par cette Palme…

Comment est née Anatomie d’une chute ?

Je travaillais sur un autre projet qui n’était pas situé dans le milieu de la justice et pour lequel j’avais déjà en tête Sandra Hüller. Après Sybil, je tenais absolument à retravailler avec elle. Mais le véritable déclic du film a été mon envie de reparler du couple. Et puis, progressivement, s’est mêlé mon désir d’inscrire cette histoire de couple dans un film de procès et plus précisément dans un long film de procès, exhaustif, jusque dans les moindres détails.

Pourquoi recherchiez-vous cet effet de durée ?

Sans doute parce que je sortais de Sibyl, un film que j’avais eu la sensation d’avoir atrophié au montage pour le faire tenir en 1h40. J’ai senti qu’il fallait que je me réapproprie cette notion de durée. Et puis, étant fan du genre, je ne me voyais pas m’atteler à un film de procès juste pour les gimmicks. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’est venue l'idée de demander à Arthur (Harari, cinéaste et compagnon de Justine Triet NDLR) de me donner un coup de main… Il était en train de travailler sur son propre projet. Mais en bonne vampiriste, j’ai réussi à la convaincre que ça marcherait mieux à deux, que ça irait plus vite !

Comment avez-vous travaillé ensemble ? Y avait-il une répartition des tâches entre vous deux ?

Il n’y avait pas de règle précise. Parfois je laissais Arthur écrire certains passages car je sentais qu’il en avait envie tandis que je me réservais jalousement certaines scènes ! La scène d'ouverture est celle où on s'est beaucoup pris la tête. On n’était jamais d'accord. Je n’aimais rien de ce qu’il écrivait. Pareil pour la scène de dispute du couple qui constitue le centre névralgique du film. On a mis du temps à trouver le ton, car je voulais à tout prix éviter la scène de pulsion classique et ne pas trahir le film. Car, au-delà du conflit d'un couple, Anatomie d’une chute raconte la bataille entre un homme et une femme.

Justine Triet et Arthur Harari
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En cela le film est d’une grande actualité. Vous avez commencé à l’écrire en 2020 mais aujourd’hui, il résonne puissamment avec l’époque, notamment lorsque que vous abordez la question de la judiciarisation de l'intime. Vous l’aviez anticipé ?

On le pressentait. #Metoo était passé par là.  Mais j’ai surtout voulu faire un film qui ne se résume pas en un tweet. Amener de la complexité à une histoire d'amour qui finit mal en lui redonnant de la noblesse. Et, pour cela, mon ambition a été de donner autant d'amour, autant d'attention à Samuel qu’à Sandra. Moi qui suis très vigilante à la misogynie ambiante, ce film m’a énormément questionnée. Est- ce qu'une égalité est possible dans le couple ? Comment peut-on vivre ensemble ? Et qu'est-ce qu'on se donne l’un à l’autre ? Ces interrogations arrivent généralement quand on a des enfants, l’arrivée d’un nouveau-né repositionnant immédiatement les deux membres du couple en fonction de leur manière d'occuper le temps. Le temps ! C’est cela qui constitue le nerf de la guerre de ce couple. En décidant de ne rien lâcher là-dessus, Sandra crée un déséquilibre.

Vu la manière dont progresse le film, on se demande souvent si vous aviez l’arc complet du scénario quand vous avez commencé à écrire. Est-ce que vous saviez par exemple si Sandra serait reconnue coupable ou innocente ?

Quand je me suis lancée, je n’avais en tête que des éléments très basiques. Je savais que cette femme allait être accusée du meurtre de son mari. Je savais également que le duo entre la femme et son fils deviendrait central au fil d’un huis clos entre le tribunal et la maison. Et enfin, je savais que la confiance de l’enfant en sa mère allait peu à peu se fissurer, avant que ne repose sur ses épaules la possibilité qu’elle soit sauvée ou pas. A partir de ces éléments, il y avait deux possibilités, qui correspondaient à deux types de films de procès. Celui construit comme un puzzle dont toutes les cases se remplissent peu à peu – ce qui donne des œuvres magnifiques comme La Vérité. Ou à l’inverse, des films où le cinéaste crée volontairement des manques, comme Saint-Omer. Là, certaines pièces jouent alors un rôle essentiel. J’ai su très vite qu’Anatomie d’une chute s’inscrirait dans cette famille-là et que la pièce centrale serait un enregistrement sonore révélant l’intimité du couple, et sur lequel toute la machine judiciaire allait se focaliser. Pendant que j’écrivais, je me demandais comment j’aurais réagi, moi, si un tel instant de ma vie avait été diffusé dans un tribunal. J’aurais été sans doute rouge de honte avec l’envie de dire : je ne suis pas que ça. D’où la phrase que je mets dans la bouche de Sandra : « ce qu’on entend, ce n’est pas la réalité, c'est nous, mais ce n'est pas nous ».

Dès le départ l’enfant de Sandra avait des problèmes de vue ?

Oui, c’est venu très tôt. En fait, j’avais écrit deux autres projets, dont un huis clos entre une mère et son fils à la campagne. Et cet enfant était vraiment aveugle. J’ai gardé beaucoup de choses de ce projet-là. Mais, plus concrètement, le fait que cet enfant ne voit pas bien était symboliquement très puissant. Il est au milieu de la tragédie, mais n’a pas pu tout voir…

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Milo Machado Graner réussit une performance impressionnante dans ce rôle. Comment l’avez- vous choisi ?

Quand les gens lisaient le scénario, tous disaient que ce rôle n’était pas écrit pour un enfant mais pour un adulte. Et que la partition était à côté de la plaque. Mais ça ne m’inquiétait pas car je me suis pas mal inspirée de ma fille de 12 ans, assez nerd. Je savais que c’était crédible. L’enfant que je recherchais était un mélange entre Jean-Pierre Léaud et le gamin du Sixième sens. Rien que ça ! J’ai cherché pendant des mois. On a dû voir 700 enfants ! Et on a eu une chance de fou. Car à son premier passage, je n’ai même pas remarqué Milo ! Je cherchais un blond aux yeux bleus et mon cerveau a donc dû le zapper. Bien plus tard, j’ai repassé tous les essais en fond sonore, et Arthur m’a soudain fait remarquer que ce gamin avait une manière de parler différente. J’étais tellement déprimée que je me suis fait prier pour le revoir. Mais le jour de cette audition, je n’avais pas dormi de la nuit, et je n’étais pas en forme. Je lui avais dit un peu sèchement : « tu es très cérébral, c’est super, mais le rôle, c’est aussi plein d’émotions ». Et, en cinq minutes, Milo s’était mis dans un état incroyable. On aurait dit le casting d’Henry Thomas dans E.T. !

Vous avez les spectateurs en tête quand vous écrivez ?

Oui. D’autant plus qu’on ne peut pas faire les naïfs. On entre sur un terrain de jeu très balisé ! Mais je savais où je voulais me situer. Pas dans un thriller à la David Fincher, même si Gone Girl a été pour moi une référence absolue pendant dix ans, y compris sur la table de montage de Sibyl. Je voulais faire un thriller très lent, très français.

Qu’entendez-vous précisément par-là ?

C’est LA question que tous mes interlocuteurs m’ont posé car personne ne voyait où je voulais en venir ! (rires) Je dirais que ça se construit sur un refus de toute références américaines. J’ai appris de mes recherches qu’il existe énormément de manières différentes de rendre la justice en fonction du président du tribunal. La parole peut arriver parfois de façon anarchique. C’est pourquoi j’ai décidé de faire un procès où les gens interviendraient sans la demander. C’est la raison pour laquelle la présidente paraît aussi en retrait.

Avec le personnage de l’avocat général campé par Antoine Reinartz, vous entraînez aussi régulièrement ce procès sur le terrain de la comédie…

Ca, c’est vraiment lié à Antoine ! J’ai vu énormément de comédiens pour ce rôle. Je cherchais un inconnu et puis… Antoine est arrivé. Durant son casting, il a réussi à transformer, sans que je comprenne comment, mes phrases pourtant très écrites tout en disant exactement ce que je voulais. C’est un acteur qui est dans la jubilation des mots. Tous les manques, toutes les incertitudes que le spectateur ressent pendant les 45 premières minutes du film, lui va s’évertuer les combler grâce à sa vision très acerbe. Quand on écrit, rien n’est plus jubilatoire que de créer un méchant. Il épaissit le personnage principal. Sans lui, Sandra pourrait n’être perçue que comme une mater dolorosa. On a pris beaucoup de plaisir à le rendre terrifiant, misogyne. Mais ça ne marche que parce que lui aussi jubile.

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Et vous avez choisi Swann Arlaud en opposition à Reinartz ?

Non : Swann était déjà dans l’aventure. C’est la première personne que j’ai contacté après Sandra. Il me passionne par sa capacité à être aussi peu dans les effets de manche. La première chose que je lui ai dit est qu’il n’allait pas être « Dupont-Morettiesque » et que ça me plaisait ! (rires) Il amène une féminité, quelque chose de très enfantin. Et se situe en effet exactement à l'inverse d'Antoine. Ca permet d’éviter le côté combat de coqs entre deux hommes qu’on a vu mille fois. J'ai essayé dans le casting d'amener une modernité qui épouse aussi ce que j’ai vu en écumant les tribunaux où il n’y a pas que des avocats de la vielle école. L’arrivée des micros a tout changé. Avant, il fallait avoir une grosse voix pour en imposer. Ce temps-là est révolu.

Comment s’attaque-t-on à la mise en scène de ce huis clos dans le tribunal ?

C'est le film où j'ai le plus pensé à la mise en scène dès l’écriture. Sans doute parce que je conçois toujours un film contre le précédent. Avec Sybil, j’avais été contrariée dans la mise en scène. J’avais l’impression d’avoir voulu tout tenir. Trop. Là, j’ai désiré faire entrer la vie. Il fallait trouver un équilibre entre une très grande préparation, un découpage très précis et un désir de mouvement pour qu’on n’ait jamais l’impression de se trouver face à des tableaux. Sans vouloir pour autant jeter ou agiter ma caméra dans tous les sens.

Vous aviez des références en tête ?

L’Etrangleur de Boston. Pour ce mélange entre une très grande maîtrise et le surgissement, à certains moments, du documentaire. Je trouve ce film d’une modernité folle. Mais j'en ai regardé énormément d’autres et je me suis rendu compte que, dans la plupart des fictions, on filmait la justice de manière très sentencieuse, même dans le cinéma asiatique. J’ai essayé d’aller contre cette tendance-là. Ce qui m’intéressait ici, ce n’était pas de cadrer la personne qui parlait, mais d'aller dans le public qui assiste au procès ; chercher des amorces de visages. Avec cette idée directrice qu’on a le point de vue de l'enfant qui regarde sa mère et dont le regard, à certains moments, part ailleurs.

La durée d’Anatomie d’une chute, le plus long de tous vos films, a-t-elle changé votre manière de monter ?

J’ai battu mon record avec 10 mois de montage ! J’avais prévenu les gens : tout le monde savait que ce serait long. Les quatre premiers mois du montage, j’appelais même mes producteurs quotidiennement pour leur dire de se préparer à sortir une série avec les mêmes rushes ! J’avais l’impression de jeter tellement de choses géniales ! Ils me répondaient de commencer par finir le long. Alors j’insistais et je leur disais de préparer d’autres monteurs. J’ai même demandé au mien, Laurent Sénéchal, si ça l’intéressait… il m’a fait la même réponse : « attends, commençons déjà par finir le long… »

Comment avez-vous su que c’était fini ?

Parce qu’on m’y a contrainte. Sinon je serai toujours dessus! (rires). Mais chez moi, c’est le cas pour tout. Les histoires d'amour, les interviews, je ne sais pas finir les choses !

Anatomie d'une Chute. De Justine Triet. Avec Sandra Hüller, Swann Arlaud, Milo Machado Graner… Durée 2h30. Sortie le 23 août. 


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