Anora
Le Pacte

Le réalisateur de The Florida Project livre une variation azimutée sur Pretty Woman, avec le fils immature d’un oligarque russe à la place du prince charmant.

De quelle façon le néolibéralisme impacte-t-il l’amour, le sexe, nos vies sentimentales ? C’est l’une des questions qui court tout au long de la filmo de Sean Baker. Et qui anime aussi, en toute logique, Anora, son nouveau film, le deuxième en compétition pour la Palme d'or après Red Rocket, il y a trois ans. Un film qu’on pourrait décrire comme une sorte de variation malpolie et azimutée sur Pretty Woman – avec de la coke, de la vodka et de la weed pour remplacer la sucrerie hollywoodienne d’antan.

Il s’agit donc, comme dans la rom-com 90’s de Garry Marshall, de raconter la rencontre entre une travailleuse du sexe et un type plein aux as. Anora, c’est le nom complet d’Ani (Mikey Madison), strip-teaseuse dans une boîte new-yorkaise. Un soir, elle tombe sur Ivan, fils très friqué et un peu crétin d’un oligarque russe. Ivan s’entiche d’Ani, s’offre ses services d’escort, et l’invite dans son immense baraque d’enfant gâté pour passer, moyennant 15 000 dollars, quelques jours en sa compagnie – des jours remplis de bacchanales mécaniques, sexe, fumette, jeux vidéo, rebelote. Sean Baker filme à sa manière (faussement) bordélique, épouse les manières des mondes interlopes et un peu vulgaires qu’il traverse : les box privés du club de Brooklyn où Ani et ses copines enchaînent les lap dances sur les genoux de clients pas très ragoutants, le palais nouveau riche d’Ivan, jusqu’à un hôtel de luxe de Las Vegas, où l’idylle tarifée prend soudain un tour merveilleux quand Ivan décide d’épouser Ani. C’est le moment de bascule du film, quand l’annonce du mariage parvient jusqu’aux oreilles de la famille d’Ivan, en Russie – le clan envoie un prêtre orthodoxe dur à cuire et ses hommes de main afin qu’ils brisent l’union manu militari.

Le film vire alors à la comédie chaotique sous amphètes, entre bagarres homériques et longue virée dans la nuit new-yorkaise, du côté de Brighton Beach et Coney Island… En réaction à une home invasion menée par les émissaires russes, Mikey Madison sort les griffes – on connaissait depuis Once upon a time in Hollywood (où elle jouait l’une des membres de la Manson Family) le tempérament explosif de l’actrice (c’est après l’avoir découvert dans le Tarantino que Sean Baker a décidé d’écrire Anora pour elle), mais elle impressionne encore plus dans cette odyssée de 2h15 taillée sur mesure, qui la voit passer par tous les états.

On pense souvent devant Anora au Uncut Gems des frères Safdie, pour cet art de la digression, des scènes qui s’étirent, comme un élastique, toujours sur le point de la rupture. Le cinéma new-yorkais des années 70 n’est pas loin non plus, pour cette manière dont la très belle photo du chef op’ Drew Daniels capte la froideur de l’hiver, ce sentiment de morsure qui perce même dans les moments les plus comiques et déjantés du film. La neige tombe, le conte de fées ne va pas durer. Igor, l’un des hommes de main – un prolo, comme Anora – conseille à la jeune femme de relever le col de son manteau pour ne pas attraper froid. Lui sait qu’au bout de la nuit d’ivresse, ce sera la gueule de bois, et le méchant coup de blues qui va avec.

Anora, de Sean Baker, avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yura Borisov… Prochainement au cinéma.