Daredevil : un autre Marvel est possible
Baston à la Old Boy
Le voilà de retour, douze ans plus tard. Cette fois dans une série, sur Netflix. Un comeback par la petite porte ? Pour le justicier, plus connu tout de même que les futurs héros de film Black Panther ou Doctor Strange, cela pourrait y ressembler. En fait, pas tant que cela. Le Diable rouge a la lourde tâche d?inaugurer un de ces plans triennaux dont Marvel a le secret : trois autres séries Netflix dans la même veine suivront. Il y aura d?abord et pour très bientôt AKA Jessica Jones, puis Luke Cage et enfin Iron Fist. Avant une apothéose finale sous la forme de la mini-série événement The Defenders, qui réunira tout ce petit monde.Grosse pression donc pour Daredevil, le premier à essuyer les plâtres de cette mini-phase Marvel. Mais le bonhomme a les épaules larges. C?est en tout cas l?impression qui se dégage des premiers épisodes de la série Netflix, très réussis. Histoire de tourner définitivement la page <strong>Ben Affleck</strong>, un mot sur <strong>Charlie Cox</strong>. L?acteur anglais, vu notamment dans Boardwalk Empire, tient la gageure d?apparaître aussi à l?aise dans le costard de l?avocat Murdock que dans la tenue plus friday wear de Daredevil. Mais le plus impressionnant, c?est le ton de la série, résolument dark. Dans le pilote, il y a de quoi se pincer : des coups qui font mal et qui fatiguent (très impressionnante baston dans un couloir façon Old Boy dans l?épisode 2), du sang, des cadavres, des méchants pas rigolos du tout, de la drogue et même, un semi-boob (le profil chastement dénudé de <strong>Deborah Ann Woll</strong>, une ancienne vampire peu farouche de True Blood). Bref, on ne se croirait pas dans une production Disney, propriétaire de Marvel depuis 2009. Et ça, c?est nouveau.
Vigilantes borderline
Depuis toujours chez Marvel, l?éditeur de comics, les héros positifs et solaires type Captain America ou Spider-Man cohabitent avec une poignée de vigilantes borderline, évoluant dans l?univers de la nuit en se coltinant non pas des villains grandiloquents à superpouvoirs mais de plus crédibles raclures, à l?image de la némésis mafieuse de Daredevil, le Caïd (joué ici par <strong>Vincent D?Onofrio</strong>). Marvel a même créé au fil des annéess sa propre collection pour lecteurs avertis, Marvel MAX, dont l?emblème est le crypto-fasciste Punisher. L?incarnation vivante du trouble de stress post-traumatique des vétérans du Vietnam, qui n?hésite pas à kidnapper, mutiler, torturer à tour de bras pour arriver à ses fins. Mais sur les écrans, depuis le rachat, on avait senti Marvel un peu embêté avec cette partie de son catalogue. La dernière adaptation du Punisher, celle avec <strong>Ray Stevenson</strong>, date de 2008, juste avant que Disney ne devienne le nouveau patron. Avec Daredevil, dont le héros évolue dans une zone morale plus grise qu?un Iron-Man, une nouvelle fenêtre est en train de s?entrouvrir et d?ailleurs, le showrunner de la série Steven DeKnight vient tout juste d?évoquer dans la presse, histoire de tâter le terrain, son souhait de voir un jour le Punisher débarquer sur Netflix.Pour Marvel Studios, Daredevil marque aussi un tournant par sa relative distance avec le reste du Marvel Cinematic Universe (MCU). Pour la première fois, sa division séries, Marvel Television, jouit d?un semblant de liberté par rapport à la prison dorée qu?a fini par devenir l?agenda cinéma malade de la firme, calé jusqu?en 2025. Chaque film doit s?imbriquer dans le grand tout, préparer la suite. Et jusqu?ici à la télévision, c?était la même chose, sans les moyens? Résultat avec Agents of S.H.I.E.L.D. et Agent Carter, un air de face B pour des séries appelées à prolonger sur ABC l?esprit des blockbusters ciné en propulsant en lead des quatrièmes couteaux d?Avengers comme l?agent Coulson. Avec Daredevil, le héros d?une sérié télé Marvel est enfin une authentique tête de gondole, figuré depuis des décennies en couverture de comics à son nom. Il est probable qu?il croise à l?avenir en salles les Avengers et plus si affinités (la question de savoir si <em>Daredevil</em> et les autres séries Netflix ont vocation à être renouvelées pour des saisons 2 reste d?ailleurs assez floue). Mais en attendant, il va pouvoir, le temps de treize épisodes, exister par lui-même sans attendre un Thor ex machina.
Daredevil : Marvel envahit le petit écran
No-go zone
La garantie à cela, c?est que Daredevil opère dans un monde clos qui lui est réservé, à lui et à son futur club de voisins vigilants, les Defenders. A savoir, Hell?s Kitchen, quartier new-yorkais aujourd?hui embourgeoisé comme le reste de Manhattan, mais qu?on continue ici d?imaginer dans son sens pré-<strong>Rudolph Giuliani</strong>, le maire responsable d?une chute drastique de la criminalité. Soit une no-go zone ambiance The Warriors avec punks à chaîne et dope à chaque corner. Une recréation, donc, évocatrice de la Gotham City de Batman et justement peinte aux couleurs de <strong>Frank Miller</strong>. Dans les années 80, l?artiste réinventa la chauve-souris avec <em>The Dark Knight Returns</em> et donna ses lettres de noblesse à Daredevil en orientant les comics vers le récit hardboiled. L?intrigue de la série est d?ailleurs basée sur une de ses histoires, <em>The Man Without Fear</em>, publiée en 1993 et à laquelle rend hommage le costume provisoire de ninja porté par Matt Murdock dans les premiers épisodes. Et pas question ici de sauver le monde ni de faire exploser des pâtés de maisons comme dans le final du premier <em>Avengers</em>. Dès le pilote, Matt évoque avec horreur les buildings rasés lors de cette bataille. Son 11-septembre à lui, pauvre mortel mobilisé avec ses armes (un bâton/nunchaku et ses plaidoiries au tribunal) pour tenter de faire reculer modestement les agressions au bas de chez lui. Pour Marvel, qui n?en finit plus d?étendre son univers ciné aux confins de la galaxie avec ses Guardians, le changement de perspective est total. Il illustre combien le studio semble enfin avoir pris la mesure du médium télé.A la télévision, viser plus petit n?est pas forcément synonyme de divertissement bas de gamme. Au contraire, en revenant à du serial urbain, moins dispendieux, moins extravagant, plus polar, la firme pourrait bien avoir trouvé la bonne formule. Pour piloter <em>Daredevil</em>, elle a fait appel à des spécialistes des séries, ex-lieutenants de <strong>Joss Whedon</strong> sur Buffy et Angel, <strong>Drew Goddard</strong> (La Cabane dans les bois) et <strong>Steven DeKnight</strong> (Spartacus). Premier geste fort, ils se permettent de bousculer le schéma obligatoire de l?origin story. L?accident à l?origine de la cécité de Murdock puis sa formation ne sont évoqués, magie de la livraison par saison entière chère à Netflix, que par petites touches, en flashback. Quand commence la série, Murdock écume déjà les rues de Hell?s Kitchen. Cela n?a l?air de rien, mais cela change tout. Et puis, ce qu?on peut habituellement reprocher - non sans raison - aux films Marvel, à savoir, n?être que les rouages grossiers de franchises, toujours dans le teasing du film d?après, pour une fois, ne tient plus. Remettre à plus tard le dénouement en appâtant le spectateur d?un "à suivre" n?est pas ici une tare : c?est tout le principe d?une série, qu?on la lise chaque mois en revenant du magasin de comics ou qu?on la bingewatche devant son poste.<strong>Grégory Ledergue</strong>
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