La plus grande série Apple TV+ est de retour après trois ans de silence radio. Entre doutes, critique du capitalisme et débat sur l’inné et l’acquis, le showrunner Dan Erickson lève le voile sur la saison 2 de Severance. Entretien garanti sans divulgâchis.
Dans un sous-sol nommé « severed floor » (« étage coupé »), quatre employés de Lumon Industries, une firme spécialisée dans la biotechnologie, effectuent une tâche absurde : trier des chiffres sur un écran obsolète. Grâce à une puce cérébrale qu’ils se sont fait volontairement implanter, ils oublient tout du monde extérieur dès qu'ils arrivent au travail, et vice-versa. Ce procédé, appelé « severance », divise leur conscience en deux : l’« outie », dédié à la vie personnelle, et l’« innie », limité aux intrigues et conflits de bureau.
Fascinant thriller fantastico-comique au croisement de Brazil, Lost, The Office, Truman Show, Eternal Sunshine of the Spotless Mind et La Quatrième dimension, la saison 1 de Severance se terminait sur un retournement de situation qui rebattait toutes les cartes. Avec la promesse de donner aux innies et aux outies un but commun dans l’enrayement des agissements de la mystérieuse entreprise qui les emploie (on n’en dira pas plus pour épargner ceux qui prennent le train en marche).
Après une absence de trois ans qui lui a donné le temps de développer son statut d’objet culte auprès d’un plus large public, Severance confirme avec sa saison 2 que l’interminable attente n’a pas été vaine. Moins axés sur la comédie de bureau, ces dix nouveaux épisodes se recentrent sur l’étude des doubles personnalités de ses protagonistes et étoffent une mythologie déjà maousse. L’ADN originel est intact mais la noirceur s’installe, alors que quelques réponses aux mystères (juste ce qu’il faut) pointent le bout de leur nez. À l’évidence, l’une des grandes séries des années 2020, ciselée et élégante, qui vient gratter son époque là où ça fait mal.
Le showrunner Dan Erickson nous raconte les défis de cette étourdissante saison 2, et la difficulté de maintenir le niveau sans trahir la série.
« Oui, trois ans entre deux saisons, c’est long.
Mais vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a eu la grève des scénaristes puis des acteurs à Hollywood. Chômage technique. Et relancer une production toute entière, ça ne se fait pas en un claquement de doigts… Je n'avais pas jeté un oeil aux scénarios depuis cinq mois et, à vrai dire, j’avais même intentionnellement écarté la série de mon esprit. Drôle de période. Il y a eu une phase de réajustement, où on s’est demandé si on était certains d’être sur la bonne voie. La pression était forte, puisque que la saison 1 a été très bien reçue. Et quand on veut être à la hauteur des attentes, c’est extrêmement difficile de ne pas constamment douter de soi : est-ce que je suis toujours fidèle au ton de la série ? La saison 1 n’était-elle qu’un coup de chance ? Tout ça peut vite vous monter à la tête. »
« Je lis tout ce qui s’écrit en ligne sur Severance.
Absolument tout. J’adore voir les gens réagir avec autant d’enthousiasme et spéculer sur la résolution des mystères. Dans un monde parfait, j’aimerais contenter chaque fan de la série. Sauf que ça peut être un piège, parce qu’en essayant de plaire à tout le monde, on est certain de ne plaire à personne. Donc j’essaie de me raccrocher à notre plan initial. Avant de réunir les scénaristes, j’ai une idée générale de la façon dont je veux que la saison se termine et des points que je veux relier. Et puis la route qu’on prend change forcément un peu face à la réalité de l’écriture. Mais c’est passionnant, de nouvelles possibilités s’ouvrent constamment à nous. »
« Je voulais qu’on évite la répétition ou la familiarité.
Si la série commençait à ressembler à un thriller, un film de science-fiction ou une comédie de bureau comme on en voit tant, alors c’était le début de la fin. Et on devait absolument continuer à jouer avec la forme. Les gens sentent quand une série se repose sur ses lauriers, donc il fallait aborder cette saison 2 comme un challenge. J’étais une boule de stress, horrifié à l’idée qu’on se rende compte que je ne suis qu’un imposteur. Heureusement, j’ai beaucoup de bons amis et un très bon thérapeute (Rires.). On a consciemment fait évoluer la série vers un ton plus sombre, en suivant le modèle de L'Empire contre-attaque : dans le deuxième chapitre, il faut mettre les personnages face à un plus grand péril et les regarder se débattre. J’aimais l’idée de l’idée de tester ce groupe - cette « famille » - et leur loyauté, car je savais que Lumon verrait cette camaraderie comme un défi et essaierait de les briser. Alors, en tant que scénaristes, on devait en faire de même : chercher les fissures dans cette unité et voir si ces gens sont assez forts pour tenir le coup ensemble. »
« L’un des grands défis de cette saison a été de trouver l’équilibre entre les innies et les outies.
Dans la saison 1 - du moins dans sa première partie -, le plaisir était de regarder les innies vaquer à leurs occupations et se disputer pour des gommes ou des crayons (Rires.) On a consciemment coupé court à ça à la fin de la saison. Ils ont franchi le Rubicon, impossible pour eux de revenir en arrière et de faire des plaisanteries de bureau. On a donc dû trouver un moyen de changer la dynamique, de laisser ces personnages réagir aux découvertes horribles qu'ils viennent de faire, mais sans changer pour autant leurs personnalités. »
« Dans quelle mesure écrit-on les innies et les outies comme des personnages différents ?
Vous mettez le doigt sur le grand débat de notre salle d’écriture (Rires.) Difficile de répondre et c’est bien normal, puisque les questionnements sur l’inné et l’acquis sont fondamentalement le sujet de la série. C’est d’autant plus vertigineux quand on écrit le personnage d’Helly [Brit Lower], dont l’innie et l’outie semblent radicalement différentes. Mais est-ce que ses traits de caractère ne s’expriment pas simplement différemment en fonction du contexte ? Ce qui est effrayant, c’est que la frontière est fine entre une battante qui veut se libérer de ses chaînes et un tyran… À mon avis, c’est là que la série commence à devenir vraiment intéressante. »
« La série se charge nous faire savoir ce qui est bon pour elle.
Parfois, je termine un scénario et je relis le lendemain avec l’impression que ce n’est pas tout à fait du Severance… Et à un moment, quelque chose s’enclenche et il devient très clair qu’on est sur la bonne voie. Avec la saison 2, on a consciemment fait évoluer la série vers un ton plus sombre, en suivant le modèle de L'Empire contre-attaque : dans le deuxième chapitre, il faut mettre les personnages face à un plus grand péril et les regarder se débattre. J’aimais l’idée de tester ce groupe - cette « famille » - et leur loyauté, car je savais que Lumon Industries verrait cette camaraderie comme un défi et essaierait de les briser. Alors en tant que scénaristes, il était logique d’en faire de même. On devait chercher les fissures dans cette unité et voir si ces gens sont assez forts pour tenir le coup ensemble. »
« On voulait un cliffhanger très différent de celui de la saison 1.
On a bien essayé de reproduire le schéma d’un épisode très resserré, presque en temps réel. Mais ça ne marchait pas dans le contexte de cette saison, il fallait viser autre chose. Je ne vais pas rentrer dans le détail, cependant je peux vous dire qu’on a trouvé une option qui rivalise avec le final de la première saison. Quelque chose d’aussi cool et palpitant, mais en même temps tout à fait autre. »
« Je fais partie de ceux qui ont vraiment adoré la fin de Lost.
Du moins au moment de sa diffusion. J’avais écrit sur Facebook : « Merci Lost, c’était parfait. » Et puis le temps a passé et j'ai découvert que beaucoup de gens ne pensaient pas du tout que c’était parfait (Rires.) En tout cas, il y a beaucoup de leçon à apprendre de ceux qui nous ont précédés. Les scénaristes de Lost étaient des pionniers et il ne faut pas sous-estimer le poids qui pesait sur eux à l’époque. Je sais qu’ils n’ont pas eu assez tôt le contrôle sur le moment où ils pourraient conclure. Mais les choses sont différentes pour nous : le plan que nous avons mis au point est à la fois assez solide et malléable pour pouvoir s’adapter. Nous avons discuté d'un certain nombre de saisons, mais rien n’est encore arrêté. Donc on va de l’avant en gardant bien à l’esprit que tout peut changer. Quand j’ai présenté Severance à Ben Stiller [producteur et réalisateur de nombreux épisodes] puis à Apple, j’ai toujours dit qu’il y avait une version de la série qui ferait une super saison unique, et une autre où il y en aurait dix. »
« Severance n’est pas exactement une série anti-capitaliste.
Ne serait-ce que parce je ne suis pas assez intelligent pour proposer un système économique alternatif. Par contre, c’est une série en colère contre ce que notre forme actuelle de capitalisme fait à l'esprit humain. On doit naviguer entre essayer d’être pleinement nous-mêmes et nous adapter à cette machine qui, proportionnellement, ne nous rend jamais autant qu’on lui donne. On sent que les gens sont fous de rage face à la situation et j’espère que Severance parvient à exprimer cette colère très réelle et parfaitement justifiée. »
« Ben Stiller a toujours été central et déterminant pour la série.
Il m'est impossible d'imaginer de faire la série sans l’aide de Ben, parce qu’elle est autant le fruit de ses intuitions que des miennes. Il s’assure toujours qu’on garde en ligne de mire l’humanité des personnages, ce qui vient souvent contrecarrer, dans le bon sens, mes impulsions un peu folles. Ben est capable de canaliser une bonne idée et de la pousser dans ses retranchements, mais sans jamais oublier l’aspect émotionnel. J’ai rattrapé mon retard depuis mais, comme beaucoup de gens je pense, je le connaissais surtout à travers ses comédies. J’ai été très agréablement surpris de découvrir cette autre facette de Ben, le versant plus dramatique. »
« Je sais que le rythme de diffusion hebdomadaire frustre certaines personnes.
Moi aussi, je ressens parfois cette impatience face à certaines séries. Mais j’aime l’aspect social que cela crée : arriver au travail, discuter de l’épisode en quasi temps réel avec d’autres personnes qui suivent la série…Cela vaut bien la frustration d’attendre un peu plus longtemps. Ce format stimule la conversation et favorise les interactions dans la vie réelle, ce qui est, à mes yeux, une excellente chose. Mais c’est aussi un défi de scénariste et une grande interrogation quand on pense une nouvelle série : faut-il écrire en s’adaptant à un visionnage d’un seul bloc, comme beaucoup de gens le font, ou bien en imaginant s’étaler sur dix semaines ? Cela change complètement la donne, et c’est une problématique qui n’existait pas auparavant, du temps de la télévision linéaire. »
« Le futur ne sera fait que de pièges à éviter.
C’est ce que je commence à comprendre (Rires.) On évoque évidemment l’avenir avec l’équipe - et c’est tout ce que je peux dire pour l’instant ! C’est peut-être ridiculement optimiste de ma part, mais je pense que cette saison 2 était la plus dure à faire, parce c’était la première fois qu’on se mesurait à nous-mêmes. Et comme je suis très satisfait de ces nouveaux épisodes, ça me donne beaucoup de confiance. Si on a pu y arriver deux fois, alors on pourra bien le refaire une troisième ! Sans pour autant oublier que chaque saison apporte son lot de nouveaux défis… »
Severance saison 2 est disponible sur Apple TV+, à raison d'un épisode par semaine.
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