"Nordic noir" : quand la boussole du polar télé indique le nord
Soleil noir
Mais le plus étonnant avec le nordic noir, c?est que ce style si typiquement européen se soit exporté aussi loin qu?en Australie avec Secrets and Lies ou en Nouvelle-Zélande avec le Top of the Lake de Jane Campion. Et surtout, aux Etats-Unis. Comme souvent là-bas, c?est par le biais de remakes que la greffe a opéré. Toujours en recherche de formats étrangers à adapter, les chaînes US ont commencé par refaire à tour de bras : <em>The Killing</em> (sur AMC), <em>The Bridge</em> (sur FX), <em>Those who kill</em> (sur A&E avec Chloë Sevigny)? Avec un succès mitigé et pas mal d?annulations précoces à la clé. <em>The Killing</em> a mieux résisté, survivant tant bien que mal pendant quatre saisons en recueillant autant d?éloges que de critiques (sa pluie incessante, jusqu?à la parodie, et son cliffhanger polémique en fin de première saison). Mais le style scandinave a pris aussi là où l?attendait moins : dans des productions originales, pour le coup très américaines. C?est le cas par exemple de The Red Road, polar dans une réserve indienne produit par Sundance Channel, du drame adultérin The Affair (Showtime) tourné dans la station balnéaire de Montauk ou encore tout dernièrement de Bloodline (Netflix), située en Floride. Dans cette dernière, il est particulièrement troublant de voir les créateurs de la si hollywoodienne Damages prendre le pli du nordic noir avec ses quatre frères et s?ur embarqués dans un poisseux micmac familial et filmés avec l?âpreté des thrillers nordiques. La réalisation du pilote a d?ailleurs été confiée à Johan Renck, un célèbre clipeur suédois et malgré la moiteur ambiante, la région des Keys n?a jamais semblé aussi aride et menaçante.Ne va-t-on pas à force de percevoir partout l?influence scandinave, se lasser de cette manière profondément dépressive de raconter des crime stories ? Le climax télé du nordic noir mondialisé et mondialiste, ce pourrait être Fortitude (?voir le trailer sur ce lien?). Lancée en janvier et toujours en cours de diffusion sur la chaîne anglaise Sky Atlantic, cette superproduction internationale doit encore livrer tous ses secrets. Sur le papier, elle se donne du mal pour pousser tous les curseurs du genre au maximum, adressant d?ostensibles appels de pied aux fans de <em>The Killing</em>. Au casting, des acteurs britanniques, Michael Gambon et Christopher Eccleston en tête, un Américain, Stanley Tucci, et surtout, l?icône Sofie Gråbøl herself. Oubliez <em>Broadchurch</em> et son cadre bucolique : cette histoire de meurtre se déroule dans l?archipel norvégien du Svalbard, dans l?océan arctique. Conditions extrêmes, corps mutilés, plans banquise à foison, dialogues réduits à l?essentiel, petite communauté parano, arrière-plan écolo avec projet immobilier pharaonique : le tableau est complet. Sauf qu?une fois de plus, le nordic noir s?hybride, mute, flirtant ici avec le fantastique en convoquant même (admettez, c?est pratique) des ours polaires au comportement troublant, évocateurs de Lost. On n?a pas fini de broyer du (nordic) noir.
Quand le polar télé indique le nord
L’amer vu du ciel
Car le cas de <em>Broadchurch</em> est loin d?être unique. Il est au contraire emblématique du champ des possibles qu?a ouvert le <em>whodunit</em> nordique à une télé européenne qui regardait jusque-là massivement du côté des Etats-Unis, ses superflics infaillibles et ses criminels bigger than life. Avec le nordic noir, c?est une nouvelle manière d?europolar qui était née, plus modeste, plus locale, moins manichéenne, déployant ses intrigues à l?échelle d?une saison. Ses marqueurs se retrouvent largement repris dans tout un pan de la production britannique, mais aussi en France où Hervé Hadmar, le réalisateur et co-créateur des Témoins (France 2) revendique le cousinage, notamment esthétique. Le nordic noir, c?est d?abord un cadre généralement provincial délaissant le centre-ville des grandes métropoles au profit de paysages plus pittoresques : les falaises (encore) du Tréport dans <em>Les Témoins</em>, les bois du Surrey dans l?anglaise <em>Mayday</em>, la côte galloise de <em>Hinterland</em> (qu?on annonce carrément sur place comme initiatrice d?un sous-courant ?"celtic noir"??) ou encore les îles de l?écossaise <em>Shetland</em>. La signature visuelle incontournable : les plans aériens façon Yann Arthus-Bertrand, pour mieux ramener, peut-être, les personnages à leur condition de simples mortels.Capital également et culturellement très scandinave, une approche décomplexée du genre avec des personnages de flic féminins traités sur un pied d?égalité vis-à-vis de leurs homologues masculins. Face à la Sofie Gråbøl de <em>The Killing</em> ou à la Sofia Helin de <em>Bron/Broen</em>, géniale production suédo-danoise adaptée aux Etats-Unis en The Bridge (avec Diane Kruger) et en France sur Canal+ en Tunnel (avec Clémence Poésy), il paraît loin le combat mené dans les années 90 à la télé britannique par Helen Mirren/Jane Tennison dans <em>Suspect numéro 1</em> pour se faire respecter au commissariat.
Sommet de glauque
Sauf que le succès de <em>Broadchurch</em>, sur ses terres et ailleurs, confirme surtout la perméabilité de tout un genre à des codes typiquement scandinaves. Son intrigue plombante (le meurtre du petit Danny Latimer, 11 ans), ses paysages sidérants de beauté (les vertigineuses falaises du Dorset), son héros taiseux (l?inspecteur Alec Hardy joué par un David Tennant autrefois plus sémillant sous les traits du Doctor Who), son rythme anémique entretenu à coups de twists et de fausses pistes, sa violence sèche, son sens de l?inéluctable, tout plaide pour une influence "nordic noir". Chibnall s?en défend, citant plutôt comme modèle Twin Peaks. Et pour ce qui est du tropisme sordide, on lui accordera que les Anglais n?ont de leçon à recevoir de personne comme en témoigne à elle seule l??uvre de David Peace (Red Riding). Mais come on Chris, cette bande-son neurasthénique signée par l?Islandais Ólafur Arnalds n?est quand même pas le fruit du hasard le plus total? Le nordic noir, ou "scandi noir", se définissait à l?origine strictement en référence à son territoire d?origine, Danemark et Suède en tête. Ses frontières géographiques se sont quelque peu brouillées pour l?affirmer en style, transposable ailleurs. Un style outrageusement dominateur.Pour bien comprendre son impact, il faut remonter à 2008 et au carton de Wallander sur BBC One. Une introduction en douceur à l?univers très dark du romancier Henning Mankell, tournée dans la ville portuaire d?Ystad en Suède mais avec un Kenneth Branagh parachuté dans le rôle-titre. Suivirent les adaptations du phénomène de librairie <em>Millénium</em> et surtout la diffusion en danois sous-titré de <em>The Killing</em> sur BBC Four en 2011, qui vit les Britanniques tomber raide dingues de la flic en chandail Sarah Lund. Aujourd?hui, Suède, Danemark et même Norvège et Finlande exportent leurs thrillers par wagons entiers. Quitte à en rajouter parfois dans le nordic noir de chez noir, comme <em>Those who kill</em>, sommet de glauque danois, ou la dernière superproduction suédoise <em>Jordskott</em> (?voir le trailer lugubre sur ce lien?) que l?on pourra découvrir ce mois-ci au festival parisien <em>?Séries Mania?</em> aux côtés de nombreuses autres productions nordiques. A user ainsi la formule jusqu?à la corde, l?exotisme pourrait à terme lasser. Mais on n?en est clairement pas là. En Angleterre, ITV a déjà acheté <em>Jordskott</em>. Et puis le nordic noir s?est enraciné profondément dans le paysage international en infusant partout.
Broadchurch est revenu sur France 2 depuis le lundi 6 avril, précédé des belles audiences réalisées par sa première saison. Le triomphe d’un savoir-faire britannique ? Celui, plutôt, du nordic noir, ce polar glauque et aérien venu de Scandinavie qui n’en finit plus de rayonner à la télévision, parfois même là où on ne l’attendrait pas.Broadchurch, son église, son port de pêche, ses boutiques de souvenirs, ses plages… Un petit bout d’Angleterre typique et le théâtre idéal pour observer les conséquences dévastatrices d’un fait divers atroce sur une communauté. Créée par Chris Chibnall, Broadchurch, la série, est ce qu’on appelle un hit stellaire. De ceux qui passionnent tout un peuple dès leur premier épisode (9 millions de téléspectateurs sur ITV, du délire), que l’on exporte (jusqu’à 7 millions de téléspectateurs sur France 2 en saison 1), que l’on remake (aux Etats-Unis avec l’infortunée Gracepoint, chez nous bientôt avec Malaterra)… Le Downton Abbey du meurtre d’enfant et la pierre de touche d’un renouveau du polar britannique.La bande-annonce de Broadchurch saison 2, diffusée depuis le 6 avril sur France 2 : Par Grégory Ledergue.
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