A real pain
Topic Studios

Pour son second film comme réalisateur, Jesse Eisenberg explore avec A Real Pain l'héritage des trauma historiques à travers le voyage de deux cousins en Pologne. Une comédie douce-amère dans laquelle l'acteur-réalisateur mêle histoire familiale et quête identitaire.

Il y a l’ordinaire du glamour hollywoodien, ces grosses stars entourées de garde du corps ou de manager en tout genre qui déroulent le discours promo écrit en lettre d’airain et glougloutent n’importe quoi, n’importe comment, à n’importe qui. Et puis il y a Jesse Eisenberg, 40 ans et autant de rôles au compteur, un type qui prend le temps de discuter, est quasiment seul dans un grand hôtel parisien et semble sur un petit nuage. Il est à Paris pour parler de A Real Pain, son second long-métrage comme réalisateur. À l'écran, il incarne David, un père de famille anxieux qui part en Pologne avec son cousin Benji (Kieran Culkin) pour un "voyage de mémoire" sur les traces de l’holocauste et de celles de leur grand-mère récemment décédée. Un périple qui va confronter les deux hommes à leur héritage familial mais aussi à leurs propres démons. Le sujet, la personnalité d’Eisenberg, et le moment historique (Mark Zuckerberg venait tout juste de basculer dans sa muskification, les sbires trumpiens se mettaient à faire des saluts nazis…) appelaient forcément à une rencontre avec un cinéaste qui, depuis toujours, explore ses obsessions. 

PREMIERE : Quelle fut l'origine de ce projet ?
Jesse Eisenberg : J'essaie toujours de comprendre quelque chose qui me perturbe quand j'écris. Et avec ce film, c'était très spécifique : pourquoi suis-je si malheureux alors que mes ancêtres ont traversé des horreurs pour que je puisse être en vie ? Ils ont mangé de la terre, se sont cachés dans des sous-sols pour que j'existe, et pourtant je me réveille chaque matin en me disant "Et c'est reparti...". Je voulais explorer cette douleur moderne, la mienne et celle du personnage de Kieran, face au traumatisme historique.

Le film parle de l'héritage du traumatisme. Comment cela résonne-t-il avec votre propre histoire ?
Mes parents n'étaient pas dans un camp de concentration, leurs parents non plus d'ailleurs - leurs tantes et oncles oui par contre. Mais si vous grandissez en tant que Juif, vous héritez forcément d’un grand sens de la paranoïa, parce que les Juifs qui ont survécu à la guerre étaient tous paranoïaques. C'étaient ceux qui ont quitté la Pologne, quitté l'Allemagne, et d'une certaine façon, la paranoïa a sauvé la vie des Juifs. Ma mère avait l'habitude de me réveiller au milieu de la nuit en me disant "ouf ! J'ai rêvé que tu te noyais, je ne pouvais pas te sauver, ! Retourne dormir maintenant." Résultat : j’ai développé une vraie peur de me noyer et je n'ai jamais appris à nager. Quand vous êtes élevé par des gens paranoïaques, vous devenez paranoïaque.

Kieran Culkin se prend une claque dans le premier teaser de A Real Pain
Fruit Tree/Searchlight

C'était compliqué de trouver le bon équilibre entre le ton de la comédie buddy movie et le sujet dramatique ?
Ce n'était pas difficile pour moi car j'écris comme ça depuis 20 ans. J'ai écrit beaucoup de théâtre à New York, et mes pièces sont toutes un peu comme ça : des comédies, mais avec quelque chose de plus grand, un thème plus important. Et elles parlent toutes de gens en colère. Le personnage de Benji, joué par Kieran, est vraiment drôle, mais il souffre également. Ce qu'il dit et ce qu’il fait est drôle, mais ce n'est pas parce qu'il essaie d'être drôle. C’est sa nature. Au début, je m’étais dit que je pourrais jouer ce personnage. Et j’avais imaginé une clé pour comprendre Benji : « si j’arrête de parler, je meurs ». C'est une personne très en colère avec de grands démons intérieurs, et il ne peut exister que quand il joue un rôle. On le voit à l'aéroport au début et à la fin, il y a une vraie solitude sur son visage. Mais quand il joue en groupe, il est à l'aise avec lui-même.

La paranoïa, le stress, l'angoisse définissent David aussi, votre personnage... Vous l'avez construit d'après vous ?
De loin, on pourrait le croire. Je suis marié, j'ai un enfant. L'acteur qui joue mon fils dans le film est mon propre enfant. Et j'ai des TOC, des troubles obsessionnels compulsifs. Mais vous savez, je suis aussi comme Benji, j'ai traversé beaucoup de ce qu'il a vécu émotionnellement. Et, je suis une sorte d'artiste, comme lui. Au fond, quand les acteurs s'approprient des rôles, c'est difficile pour le public de les voir autrement.

De The Social Network à A Real Pain, j'ai l'impression que ce qui parcourt votre carrière, c'est une obsession de la masculinité dans son versant toxique. C’est d’autant plus fou quand on regarde l’état de la société américaine depuis l’élection de Trump. Est-ce que c'est conscient ?
Pas vraiment, mais quand j'y pense, ça semble avoir une signification générationnelle. J'ai épousé une femme qui en grandissant est devenue une militante féministe. Sa mère a dirigé un refuge pour femmes victimes de violences domestiques pendant 35 ans, et ma femme est allée à toutes les manifestations et marches pour les droits des femmes. D'une certaine façon, j'ai été formé par elle. On m’a appris à comprendre et à me battre pour les droits des femmes. Je pense que beaucoup de films dans lesquels j'ai joué parlent de ce qui arrive à l'homme moderne. Est-ce qu'ils perdent quelque chose ? Certains films comme The Art of Self-Defense et Manodrome parlent d’hommes qui se sentent tellement démunis par la vie moderne qu'ils finissent par surréagir. Dans Manodrome, mon personnage rejoint un culte masculin parce qu'il se sent inadéquat en tant qu'homme. Ce ne sont pas des choses qui m’obsèdent en tant que scénariste, mais en tant qu'acteur, ça a été vraiment intéressant de faire partie de ces histoires.



La performance de Kieran Culkin est impressionnante dans le film, au point qu’il est nommé pour un Oscar dans la catégorie meilleur second rôle. Comment s'est passé le travail avec lui ?
Kieran n'est pas un acteur normal. Habituellement, les acteurs veulent parler du script. On leur donne le scénario et ils ont des questions, des idées pour les répliques, et puis ils vous expliquent qu'ils viennent de lire Le Roi Lear et qu'ils y voient des parallèles. Ils veulent mettre en avant leur travail, leur intelligence, leur sensibilité. Kieran s'en fout totalement. Il n'a jamais voulu me parler du script, il ne voulait pas répéter les scènes, il ne voulait même pas me dire ce qu'il pensait. C'était d’ailleurs… un peu inquiétant au début je dois avouer. Mais il était si bon que ça n'avait pas d'importance. Il n'apprenait même pas ses répliques la veille ! Il arrivait sur le plateau le matin et disait "Quelle scène on tourne aujourd'hui, rappelle-moi ?" Je lui disais "Mais si tu sais… C'est la scène dans le train, tu as cinq pages de dialogue ! Tu ne savais pas qu'on tournait ça aujourd'hui ?" Et il répondait "T’inquiète, ça ira, laisse-moi voir ton script." Je lui donnais mon script et il le regardait en riant comme s'il ne l'avait jamais lu avant,. Et puis, tout à coup, il me le rendait en me disant "OK, c'est bon" et on allait tourner. Et… il était parfait. À la fin du film, on a reçu un appel de sa chambre d'hôtel disant que, depuis le début de son séjour, le matelas était par terre et qu'il dormait sur le sol. Je pense qu’il vivait dans le personnage mais il n'en parlait jamais. Comme je vous disais, au début, j’avais prévu de jouer son rôle, mais c’est notre productrice Emma Stone qui m'a dit de ne pas essayer si j'allais réaliser. Ca aurait été trop de boulot et c’était le personnage clé. Il fallait un acteur exceptionnel. Différent. Elle avait raison.

Vous citez souvent Woody Allen comme influence. Qu'admirez-vous particulièrement chez lui ?
C’est qu’il est très drôle tout en racontant des histoires sur de grands thèmes. Mon film préféré de Woody est Crimes et Délits, un film sur le meurtre et la moralité, et pourtant une vraie comédie. Woody écrivait toujours sur des choses qui l'intéressaient vraiment, pas sur ce qu'il pensait qui plairait à un large public. Je veux faire comme lui - un film par an. Je prépare actuellement mon nouveau film et je veux continuer comme ça. Ce que j'aime aussi chez lui, c'est qu'il a fait tous ces films sans jamais se poser trop de questions. Il ne se souciait pas que chaque film soit parfait. Il voulait juste créer. Il avançait. C'est exactement ce que je veux faire aussi.

Le film est pressenti pour les Oscars. Comment vivez-vous cette période ?
Je suis nerveux, bien sûr. J'écris depuis 20 ans mais personne ne le sait vraiment, car je suis surtout connu comme acteur. Etre nommé dans la catégorie du meilleur scénario original est reconnaissance qui me touche particulièrement car elle va me permettre de continuer à écrire et réaliser. Encore une fois, pour moi, l'important c’est de créer.

A Real Pain, le 26 février au cinéma.