Rencontre avec les réalisateurs de ce docu qui se déroule entièrement dans le monde de GTA Online.
Documentaire dingue sur deux acteurs au chômage qui tentent de monter Hamlet dans GTA Online, Grand Theft Hamlet a remporté de nombreux prix en festivals, avant d’enfin être visible sur MUBI. Ses deux réalisateurs, Sam Crane et Pinny Grylls, en couple à la ville, nous racontent les coulisses de la création de cet objet filmique non identifié.
Première : Grand Theft Hamlet semble constamment se questionner sur la façon de représenter au mieux les sentiments humains à travers un univers 100 % numérique. À quel point la mise en scène a été un enjeu ?
Sam Crane : Il aurait été facile - enfin, facile est peut-être un grand mot - de faire une sorte de stream de GTA, comme sur Twitch ou YouTube. On voulait partiellement se diriger vers ce type de rendu, parce que c’est la réalité du jeu vidéo, mais Pinny réfléchissait toujours à la manière d’équilibrer ça avec quelque chose de plus cinématographique.
Pinny Grylls : Pour que le film fonctionne, il fallait qu’il reprenne le côté très satirique et purement fun de GTA Online. Le plaisir, la joie pure que le jeu procure. Mais on devait également laisser de la place à Shakespeare et à sa si belle langue. Tout l’objet de Grand Theft Hamlet était que Shakespeare commente le monde du jeu, et donc qu’il naisse une sorte de dialogue entre le texte et nos propres vies.
SC : Par ailleurs, le film devait pouvoir exister dans une salle de cinéma et que les gens acceptent de rester assis devant pendant 90 minutes.
PG : Le défi était immense : comment mettre en scène un projet pareil ? Il est vite devenu évident qu’on ne pouvait pas se contenter d’un seul lieu, ce théâtre que Sam et Mark trouvent au début. On a très vite décidé que tout le film se déroulerait dans le jeu, et qu’on allait jouer avec les différentes strates de réalité. On devait tirer le meilleur parti de GTA et faire ressortir la puissance et la folie de Los Santos.
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Le film montre beaucoup vos doutes et le fait que vous n’aviez absolument pas compris les implications de votre idée de départ. Quand avez-vous réalisé qu’il serait réellement faisable de monter Hamlet à l'intérieur du jeu ?
PG : Je dirais lors de la phase d’auditions.
SC : Quand j’ai vu des gens jouer des extraits de Shakespeare, ça m’a retourné… C’était fascinant, ça prenait vie, les gens laissaient transparaître leurs propres personnalités. Mais pour être honnête, et pratiquement jusqu’à la toute fin, je ne pensais pas réellement qu’on y arriverait. Normalement, tu répètes une pièce des tas de fois, tu fais une générale, des tests en costumes… On n’a rien eu de tout ça parce que c’était trop complexe à mettre en place. Pour autant, je sentais que ça valait la peine d’essayer.
PG : C’était un vrai cirque, entre ce mélange d’acteurs professionnels et amateurs, la taille immense de l’espace à notre disposition et puis ces joueurs qui nous attaquaient constamment… Trouver un endroit où nous réunir et répéter prenait une heure. C’était épuisant, et ensuite il fallait enchainer sur du Shakespeare… À un moment, ça m’a frappée : en fait, on faisait un spectacle de marionnettes avec des avatars numériques. L’enjeu était de savoir comment filmer ces marionnettes pour qu’elles aient l’air réelles et vivantes.
Au-delà de réussir à monter la pièce, vous saviez que la simple tentative suffirait à faire un bon film ?
SC : Pinny, je crois que tu as eu cette idée très tôt, non ? Quand j'ai décidé que nous allions essayer de monter Hamlet dans GTA, tu as tout de suite pensé que ça ferait une histoire intéressante à suivre.
PG : J'avais déjà réalisé pas mal de films sur le théâtre, le ballet, l'opéra, les artistes… J'étais un peu fascinée par le sujet. Je regardais Sam enregistrer ses images dans le jeu et poster ces petits clips sur YouTube, en me demandant comment je pourrais ajouter une touche de cinéma à tout ça. Mon oeil de cinéaste a vite compris que l’aspect making-of offrait déjà une dramaturgie intéressante, et qu’il y avait là une sorte de nouveau langage visuel à inventer.
Mais vous utilisez très peu le mode « réalisateur » que propose le jeu et qui permet de choisir exactement son cadre. C’était pourtant l’option la plus logique…
SC : Non, parce que nous voulions capturer la « réalité » du jeu, cet espace en ligne où tu interagis en direct avec d'autres personnes.
PG : C’est du documentaire, pas un film de fiction. Il fallait donc restituer une forme d’authenticité. Par exemple, j’ai décidé qu’on allait garder la barre de vie et les messages qui s’affichent à l’écran. Je ne voulais pas qu’on fasse semblant et qu’on transforme ce qu’on vivait en quête d’esthétisme.
SC : Utiliser le mode réalisateur, ça aurait faire de la pure fiction et montrer les rouages de la réalisation. Là, on est juste entre les deux.
Quel type de casse-tête a été le montage ?
SC : Euh… Du genre énorme ! (Rires.)
PG : En plus c’était un été très chaud et très long, j’ai dû monter dans le sous-sol de notre maison parce qu’il faisait une température intenable dans les autres pièces. En tout, j’avais 300 à 400 heures de rushes.
SC : Quand tu fais un film normal, tu commences l’enregistrement et tu t’arrêtes à la fin de la prise. Dans notre cas, c’était impossible : on devait capturer la session entière puisqu’on ne savait pas ce qui allait se passer. Si on a l’impression que l’histoire progresse de manière très naturelle, c’est entièrement grâce au talent de monteuse de Pinny.
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Il y a vers la fin une scène qui détonne entre vos deux avatars : vous vous engueulez parce que Sam passe tout son temps dans le jeu, et que vous ne vous voyez plus alors que vous êtes en couple et que vous habitez dans la même maison. C’est de la fiction ?
PG : Pas du tout. C'était une vraie dispute, que j’ai même raccourcie. C’est bizarre, tout le monde me demande si c’est de la mise en scène. Je ne comprends pas pourquoi.
Peut-être parce que la scène tombe à point nommé pour faire bifurquer le film et que ça en devient presque suspect.
PG : J’entends. En fait, Sam avait réellement oublié mon anniversaire la veille, et on s’était disputés avant de nous endormir. J’étais plus que grincheuse, et je lui ai dit que je n’allais pas jouer le lendemain. Quand je me suis réveillée, il était déjà sur la console, à acheter des avions et des conneries… Donc j’ai lancé le jeu pour le prendre sur le fait. Alors, bien sûr, la cinéaste en moi se disait que ça pourrait faire une bonne scène et que je devais l’enregistrer au cas où. Et puis un documentaire totalement objectif, ça n’existe pas. Si je n’avais pas utilisé la partie créative de mon cerveau, Grand Theft Hamlet serait probablement un très, très mauvais film (Rires.)
Grand Theft Hamlet, à voir sur MUBI.
Grand Theft Hamlet : l'immanquable documentaire qui rejoue Shakespeare dans GTA [critique]
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