Devenu scénariste star avec la mini-série Chernobyl, Craig Mazin est désormais aux commandes de l’adaptation du jeu vidéo dramatico-horrifique The Last of Us. Rencontre.
La série à succès de HBO, diffusée en France sur Prime Video, est depuis peu disponible en DVD et blu-ray. Le coffret de la première saison de The Last of Us permet d'en savoir plus sur la conception de cette première saison. Comment rester fidèle au jeux vidéo tout en proposant des nouveautés dans la série ? Comment surprendre le public, même les plus grands fans de cet univers horrifique ? L'équipe de la série, épaulée par des experts en survie, en microbiologie et en parasitologie, détaille tout cela dans les bonus. Une excellente manière de compléter ce que nous avait révélé Craig Mazin, l'un de ses créateurs, lors de sa diffusion initiale, en février dernier... en attendant sa suite, prévu pour 2025 au plus tôt.
The Last of Us est tout simplement la meilleure adaptation de jeu vidéo [critique]Première : L’épisode 3 de The Last of Us est ce que j’ai vu de plus beau à la télévision depuis des années.
Craig Mazin : Ah, merci. Je vous aime déjà beaucoup (Rires.)
C’est aussi un changement assez drastique par rapport au scénario du jeu. Il fallait en passer par là ?
Sûrement, mais en même temps je ne m’obligeais à rien. Parfois je voulais vraiment dupliquer ce qui se passait dans le jeu, et à d’autres moments je m’autorisais des pas de côté. Pure question d’instinct. Concernant cet épisode en particulier, on pouvait à la fois raconter quelque chose de fort sur la thématique de l’espoir et changer de perspective. Dans le jeu, c’est impossible, parce que Neil [Druckmann, créateur de The Last of Us et co-showrunner de la série] devait absolument garder le point de vue de Joel ou Ellie. Le format et la narration de la série permettent de penser les choses autrement. Et tout l’épisode 3 découle d’un changement scénaristique dans la quête de Joel, qui veut ici retrouver son frère. Alors pourquoi se coltiner cette gamine jusqu’à l’autre bout du pays ? Ça me questionnait.
J’ai appelé Neil, et comme souvent, je lui ai dit que j’avais une suggestion radicale (Rires.) Comme c’est quelqu’un de généreux et à l’écoute, il m’a encouragé : « Vas-y, c’est une bonne idée. Écris l’épisode. » Dans notre histoire, Joel connaît Ellie depuis deux jours seulement, il n’a aucun intérêt à la garder auprès de lui. Ce qui le pousse à avancer, c’est la lettre que Bill lui laisse après son suicide, où il lui explique que malgré la fin du monde, on peut toujours avoir un but. Une raison de vivre. Et Bill n’aurait jamais pu lui communiquer ça s’il n’avait pas vécu une histoire d’amour passionnelle avec Frank.
Qu’est-ce que la présence du créateur du jeu à vos côtés a changé dans votre façon de travailler ?
Si Neil m’avait dit : « Prends les commandes, fais ce que tu veux, je serai là à l’avant-première », j’aurais refusé. J’aurais pu le faire hein, mais je pense que ça n’aurait pas été aussi bien. J’avais besoin de Neil pour rebondir sur des idées et travailler avec moi sur certains scripts. C’était inestimable. Personne d’autre au monde ne comprend mieux l’ADN de cette histoire et de ses personnages. Ça me donnait l’assurance de ne jamais pouvoir « casser » ce qui fait The Last of Us. Ma hantise absolue ! Neil est un mec qui est ultra flexible et complètement obsédé par l’envie de faire la meilleure série possible. Il n’a aucun ego par rapport à son jeu. Sa seule consigne, c’est que si on devait changer quelque chose, il fallait que ce soit vraiment bien. Que ce changement soit mérité.
Le jeu The Last of Us était lui-même largement inspiré par d’autres oeuvres, de La Route aux Fils de l’homme, en passant par No Country for Old Men. Comment adapte-t-on quelque chose d’aussi référencé sans recopier ses influences d’origine, sans tomber dans des clichés ?
Très bonne question. Je crois que le jeu The Last of Us reprend surtout des éléments inhérents à un certain genre de littérature et de cinéma. Par exemple, si vous faites un film qui se déroule dans l’espace, vous allez forcément y mettre des choses qui existent déjà dans d’autres films du même genre. Pareil pour les histoires post-apocalyptiques ou sur les relations père-fille. Façon de dire qu’on ne peut pas tout à fait éviter les clichés. Mais pour adapter une oeuvre, il faut trouver son âme et ensuite s’atteler à la greffer sur un nouveau corps. C’est comme ça que je vois le processus. À mon sens, ce qui fait que The Last of Us est unique réside dans son utilisation ambiguë de l’amour, qui peut être aussi beau que dangereux, voire violent. L’objectif était de reprendre cette idée et de développer une série parfaitement ancrée dans le genre post-apocalyptique, mais en y mettant suffisamment de souffle et de nouveautés pour que les téléspectateurs n’aient pas une impression de déjà-vu. Maintenant, c’est aux gens de nous dire si on a réussi. So far, so good.
La grande difficulté pour de nombreuses adaptations de jeux vidéo est que le langage narratif qui passe uniquement à travers le gameplay disparaît. Quelles questions se pose-t-on en tant que scénariste pour combler ce vide ?
J’essaie d’oublier complètement l’aspect gameplay car c’est impossible à reproduire en série ou en film. Ce serait même une erreur d’essayer. Donc je me focalise sur la seule chose sur laquelle j’ai du pouvoir : le script. Je commence par tracer des repères scénaristiques. En gros, tous les points essentiels que je veux inclure dans un épisode. Ensuite, je me demande où l’épisode doit commencer et où il doit finir. Rien que ça, c’est déjà une méthode de narration très différente de celle d’une jeu, où c’est celui ou celle qui a la manette en mains qui décide quand il arrête. Le reste, c’est mon imagination qui vagabonde. Je me laisse la possibilité d’inclure de nouvelles choses et d’explorer d’autres aspects de la relation entre Joel et Ellie. Tant que ça fonctionne par rapport à ces personnages, bien entendu.
The Last of Us est quasi unanimement reconnue comme la meilleure adaptation de jeu vidéo de tous les temps. Mais pour me faire l’avocat du diable, vous partiez quand même avec pas mal d’avance sur les autres…
Parce que le scénario du jeu est incroyablement bien écrit ? Oui, évidemment. L’histoire est dingue et je n’ai pas choisi de l’adapter à la légère. Je l’ai fait parce que je savais que j’avais entre les mains quelque chose d’extrêmement fort, qui pouvait devenir encore meilleur dans un format différent. Les deux pouvaient exister côte à côte. Et je ne sais pas si c’est vraiment possible pour beaucoup d’autres franchises. En ce moment, c’est la ruée vers l’or, et il y a beaucoup d’histoires de jeux vidéo qui méritent une adaptation. Je suis très pressé de voir ce qui se passera, et même temps quand je vois les titres de certains jeux qui vont être adaptés, je me dis que je serais parfaitement incapable d’en écrire le scénario. Après, je serai peut-être positivement surpris par le résultat… Je l’espère, car je crois qu’on y gagne collectivement en cas de succès. Ce qui m’importe surtout, c’est qu’on donne aux auteurs la place qu’ils méritent. Plutôt que d’exploiter financièrement une franchise, et d’embaucher des scénaristes au hasard avec une liste de points précis à suivre. Parce que ce n’est pas comme ça qu’on fait une bonne adaptation.
C’est la deuxième fois que vous vous attaquer à un jeu vidéo, puisque vous avez écrit le script de Bordelands, réalisé par Eli Roth.
J’ai juste rédigé une première version du scénario, il y a des années. Depuis, ça a été réécrit et heu… « transformé ». La vraie différence avec The Last of Us est structurelle : à la télévision, le scénariste est « l’auteur » [en français]. Pourquoi ce n’est pas la même chose au cinéma ? Sans vouloir vexer les réalisateurs hein, mais je crois qu’on y gagnerait beaucoup à confier les clés du film à celui qui en a la vision globale - au point d’être capable d’écrire toute l’histoire et les dialogues, et de détailler l’action, les costumes et les effets spéciaux. C’est l’une des raisons qui fait que la télévision est si qualitative en ce moment, et qu’elle éclipse régulièrement le cinéma. Mettons les scénaristes aux commandes !
Pendant longtemps, Hollywood a regardé le jeu vidéo de haut. Aujourd’hui, des créateurs comme Neil Druckmann ou Hideo Kojima sont vus comme des auteurs, justement. Qu’est-ce qui a changé ?
L’âge des executives des studios, l’évolution narrative des jeux vidéo depuis une grosse dizaine d’années et l’argent qu’ils rapportent. Il y a encore cinq ans, très peu de gens dans l’industrie connaissaient les noms de Druckmann ou Kojima. Ça a bien changé depuis, et tant mieux. Vous savez, j’ai joué toute ma vie aux jeux vidéo : Oblivion, GTA IV et V, Red Dead Redemption, Fallout, Bioshock, God of War, tous les Assassin’s Creed… Des histoires incroyables. J’ai beau avoir regardé Le Parrain des tas de fois, si je faisais l’addition, jamais de la vie je n’arriverais à mes 260 heures passées sur Skyrim ! Les créateurs font des jeux de très grande qualité sont aussi importants et influents que n’importe quel showrunner ou réalisateur. Ceux qui les regardaient de haut sont en train de disparaître. Ou bien de changer d’avis.
The Last of Us, actuellement sur Prime Video.
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