Jane Fonda Festival Lumière
Reynaud Julien/APS-Medias/ABACA

La dixième édition du Festival Lumière à Lyon, se clôt aujourd’hui avec la projection exceptionnelle des Raisins de la colère de John Ford. L’occasion pour Jane Fonda de rendre un vibrant hommage à son père et de replacer les sources de son engagement politique.

Et Lumière fut. La dixième édition s’éteint donc sur Les raisins de la colère de John Ford (1940), portrait sans concession d’une famille chassée de ses terres durant la Grande Dépression, adapté du célèbre roman de John Steinbeck. Une belle occasion pour Jane de redire haut et fort ce qu’elle doit à Henry, son père,  et donc à ce Tom Joad, l’homme révolté face à l’injustice du monde du roman de Steinbeck que l’acteur, casquette poussiéreuse vissée sur la tête et regard perçant, a immortalisé pour John Ford au point de se confondre avec lui. « Je serai là dans la nuit… Partout où on se bat pour que des gens qui ont faim puissent manger, je serai là. Partout où il y a un flic qui bat un gars, je serai là… »   En 1940, Jane avait 3 ans. Peut-être qu’Henry Fonda a fait de cette tirade humaniste qui clôt Les raisins de la colère une berceuse pour endormir l’enfant tout en éveillant sa conscience. On peut tout aussi bien imaginer l’acteur dans son salon, répétant inlassablement son texte jusqu’à faire vibrer la maisonnée. Le message est en tout cas bien passé, puisque l’actrice militante a très tôt levé le poing pour défendre ses prochains. Le fantôme de Tom Joad chanté en 1995 par Bruce Springsteen dans son album du même nom, ressurgit dès que l’Amérique vacille, lorsque « des hommes marchent le long des voies ferrées, allant quelque part sans possibilité de retour… » En ces temps Trump, Joad est là bien-sûr. Partout. Sur l’estrade de la Halle Tony Garnier à Lyon, Jane Fonda dansera avec ce spectre. A celles et ceux qui n’auraient ni lu, ni vu, elle dira à quel point se joue là sur l’écran, quelque chose d’essentiel. Le film de Ford n’a pas bougé d’un iota. 78 ans, toujours debout.

UN MESSIE AU MILIEU DU CHAOS

Le roman de Steinbeck parait en 1939. Ford aidé du mogul de la Fox, Darryl F. Zanuck, met illico son adaptation sur les rails, au point que littérature et cinéma se regardent alors dans le blanc des yeux sans que l’un ait à baisser la tête. Pulitzer d’un côté, Oscar de l’autre. La messe est dite. Steinbeck en rajoute même une couche. Hollywood a respecté sa plume, c’était inespéré : « Zanuck a fait plus que tenir parole. Il a produit un film solide et droit dans lequel les acteurs sont si complètement immergés qu’on croirait voir un documentaire. Le film a un accent authentique. Il ne prend pas de gants. En fait, il est plus dur que le roman, de loin. Cela paraît incroyable mais c’est la vérité. » Amen.

Et de fait, si Ford a tourné principalement en studio pour des raisons tout aussi financières que politiques (le roman de Steinbeck a connu des autodafés dans certains états pour son caractère supposément antipatriotique rendant la production du film controversée et risquée), on a cette troublante impression que le cinéaste a arraché au réel la chair même de son film pour ensuite la recomposer et la mythifier. La découverte dans les premiers instants de Tom Joad, seul au monde dans un paysage gigantesque balayé par les vents renvoie aux temps bibliques. L’homme sort à peine de prison, son baluchon pour unique compagnon, et retrouve une Amérique dépeuplée. Sa famille a disparu. La maison est vide. Dans l’ombre, une présence fantomatique, recroquevillée sur elle-même,  trouve encore la force de tout raconter à Tom : la violence du propriétaire et de ses sbires pour expulser la famille, les menaces, les humiliations… Ce fils à priori maudit va devenir providentiel. Tel un messie au milieu du chaos, le héros va observer, éprouver, baisser la tête, éveiller sa conscience avant de passer enfin à l’acte. Les raisins de la colère est le récit de cette transformation.

VERS LA LUMIERE !

Le génial chef opérateur Gregg Toland qui a déjà éclairé La rue sans issue de William Wyler et s’apprête à révolutionner l’espace cinématographique avec Citizen Kane d’Orson Welles, sculpte ici l’obscurité de ce monde en crise, lui donne du champ et des contrastes. Mais le sens du film de Ford est d’aller vers la lumière, de tout exposer à l’œil nu, sans ombre, pour ne rien cacher de la cruelle réalité. Témoin ce magnifique travelling subjectif, à mi-film, qui accompagne l’arrivée des Joad dans le camp où sont parqués les exclus de cette Amérique peu victorieuse et brutale. Gregg Toland devient soudain Walker Evans. Ford confiera lors d’un entretien à Peter Bogdanovich : « Gregg Toland a fait un formidable travail : il n’y avait absolument rien, pas une seule belle chose à capturer, et il n’a fait que de l’excellente photographie. » Cette beauté ne tient pas dans son exaltation, mais dans cette façon de rechercher l’expressivité en toutes choses. La caméra de Ford et Toland ne triche pas, elle reste à hauteur d’homme. Dans un troublant raccord image, le spectateur dans la Tony Halle Garnier pourra ainsi admirer en extra large le regard de Jane dans celui d’Henry. C’est le même !