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Il y a l’option film noir. Une mécanique implacable, le destin qui vous prend par la main ou vous pousse dans le dos, abolissant toute notion de libre-arbitre, sauf celui de courir à sa propre perte. Il y a l’option Hitchcock. Le vertige, la spirale et le tourbillon comme motifs principaux, qui vous entraînent, vous ensorcellent, vous envoûtent et finissent invariablement par vous engloutir. Et il y a enfin l’option romantique, celle du film d’amour maquillé en drame criminel, deux personnes qui se croisent, s’observent et s’obsèdent mutuellement. Entre le film noir, Hitchcock et le film d’amour, Park Chan-wook choisit de ne surtout pas choisir, et de tout faire à la fois, conscient qu’il s’agit au fond d’une seule et même chose. On parie qu’Hitchcock lui aurait donné sa bénédiction.
L’un est flic, l’autre est femme. Les deux sont mariés, ne savent plus communiquer, ni avec les autres, ni avec eux-mêmes. Paumés, hagards, frappés par la foudre. Elle est Chinoise, avec un grand-père coréen, des fautes de grammaire, un passé brumeux et un mari tombé d’une falaise. Mais est-il vraiment tombé tout seul ? Les deux héros se rencontrent, se parlent, se cherchent, se trouvent, s’échappent, se poursuivent. Lui est insomniaque, il devient le gardien de la veuve suspecte, son stalker. De son côté, elle est prête à tout, ou presque, pour qu’il ne s’arrête surtout pas de se pencher sur son cas et d’ainsi veiller sur elle. La mise en scène est un perpétuel jeu de regards, qui se croisent, en coin, à la dérobée, entre œillades et appels à l’aide, un ballet d’effleurements, d’esquives et de courants d’air.
Depuis Mademoiselle et sa série BBC la Petite fille au tambour, Park Chan-wook s’est réinventé en cinéaste sentimental. Ses personnages ne sont plus des justiciers vengeurs ou des monstres de bandes-dessinées mais des petites choses fragiles, incapables de se dire je t’aime. Le film passe de la montagne à la mer, d’un meurtre à l’autre, mais le changement de décor ne change pas grand-chose. Les personnages rejouent la même pièce, une seconde fois, le cinéaste filmant son enquête comme une liaison qui ne veut pas mourir. L’obsession du flic en surveillance est un élément de base de la grammaire du cinéma voyeuriste. Mais Park esquive ce terrain théorico-érotique, enjambe De Palma pour revenir à l’essence même de ce thème : la distance qui nous sépare de l’objet aimé. Distance spatiale, physique, symbolique, infranchissable. Je t’observe, je t’écoute, je pense à toi jour et nuit, nuit et jour, je punaise ta photo sur mon mur, mais je ne sais pas qui tu es. Tu me touches, au plus profond, mais je ne peux qu’effleurer ta vérité. Les pièces à conviction sont repêchées au fond de l’océan, smartphones à la mer contenant des messages d’amour et des appels à l’aide, indéchiffrables, approximatifs, trompeurs, rarement plus que des hypothèses. Les deux héros s’aiment sans pouvoir s’aimer ni se le dire, se parlent sans pouvoir se comprendre, le cinéaste organisant un festival d’inversions de points de vue et de malentendus, d’erreurs de traduction et d’identification impossible. Le pauvre flic, il faut le voir se perdre dans les dérèglements de ses insomnies et de ses sentiments. La femme fatale, mystère, perdue pour sa propre cause, on dirait qu’elle se regarde elle-même dans le miroir sans teint, en se montrant incapable de reconnaître le visage qui s’y reflète. Nous, spectateurs, on sait qui c’est : Tang Wei, l’actrice inouïe du Lust, Caution de Ang Lee, longtemps interdite de tournage en Chine et qui se réinvente ici en apparition clandestine.
Il y a une perruque dans un coin, comme un clin d’œil fugace, mais le vertige hitchcockien de ce film est à l’opposé du pastiche. C’est un lent glissement de terrain, la douloureuse dérive romantique d’une femme qui s’échappe et disparaît, malgré elle, malgré tout, parce qu’il est temps de se quitter, de tout quitter. Le film avance ainsi, d’une rime et d’un effet de style à l’autre, comme un jeu de l’oie sentimental ou un Cluedo amoureux. Tout ne fonctionne sans doute pas parfaitement, le récit se fracture, se brise en son milieu, essaie de recoller les morceaux, le ton change avec les saisons, on se retrouve balloté comme les personnages, au plus près de leur confusion. Il est permis de s’y perdre, c’est même recommandé, pour être en phase avec ces héros stupéfaits, démunis, enserrés dans une toile d’araignée qu’ils ont eux-mêmes tissés, pris dans des sables mouvants qui les engloutissent sans qu’ils n’y puissent rien. De toute façon, la marée monte. Bientôt, il n’y aura plus que les flots.