« Tous ces gens solitaires, d’où viennent-ils ? » demandaient les Beatles dans la chanson Eleanor Rigby, qui donne son nom au personnage de Jessica Chastain. Tout film sentimental qu’il est, The Disappearance of Eleanor Rigby plonge en effet rapidement ses héros dans une écrasante solitude. Car si l’intrigue débute par une séquence d’osmose amoureuse entre Eleanor et Conor (James McAvoy), trentenaires new-yorkais et mariés, une brutale ellipse nous montre la tentative de suicide de la jeune femme puis nous propulse à une époque où les deux époux se retrouvent séparés sans que l’on sache pourquoi. L’objectif du cinéaste Ned Benson, qui signe là son premier long métrage, consistera deux heures durant à éclairer le traumatisme qui menace de mettre fin à une relation longue de sept ans, tout en dessinant un portrait individuel de chacun des amants.La tentative de reconstruction identitaire des protagonistes passe par plusieurs registres bien identifiés du cinéma indépendant américain : le drame psychologique (Eleanor et Conor éprouvent les pires difficultés à s’affirmer dans l’ombre de leurs pères, respectivement incarnés par William Hurt et Ciaran Hinds), la comédie (grâce au pote de loser sympa joué par l’ancien du Saturday Night Live Bill Hader), voire la citation francophile (Isabelle Huppert prête ses traits à la mère française - et légèrement cliché - d’Eleanor, qui ne quitte jamais son verre de Chardonnay, tandis que l’affiche du film de Claude Lelouch Un homme et une femme apparaît régulièrement). Le recours à ces multiples tonalités rend la quête des personnages désordonnée et peine à faire exister les personnages secondaires. Il faut dire que le montage cannois de The Disapperance of Eleanor Rigby condense deux volets de 90 minutes chacun, intitulés « Her » et « Him » et présentés en 2013 au festival de Toronto, l’un racontant l’histoire exclusivement du point de vue d’Eleanor, l’autre se penchant sur celui de Conor. Raccourcie de 70 minutes par rapport aux trois heures initiales, la présente version, qui se nomme« Them », sacrifie logiquement quelques sous-intrigues sur l’autel de l’histoire d’amour.Qu’à cela ne tienne, la colonne vertébrale de The Disappearance of Eleanor Rigby reste constituée des pérégrinations sentimentales des deux héros, qui partagent au total cinq séquences à l’écran. A l’aise sur le terrain de la mélancolie, Ned Benson bénéficie du jeu solaire de Jessica Chastain, aussi impressionnante dans la rage que dans l'introspection, pour défendre l’idée que le doute est une étape nécessaire à la reconquête de soi. La performance de James McAvoy, pleine de retenue et de non-dits, apporte une complémentarité bienvenue à cette description d'une souffrance commune qui ne demande qu’à se régénérer en désir. Et Ned Benson de réussir à l’aide de ses comédiens la séquence finale, qui installe une sensualité durable au son de la planante musique de Son Lux : dans l’obscurité de la nuit, la dispersion narrative s’efface alors devant une suspension souveraine du temps et un vertige né de l'irrésolution. Appelés par une voix lointaine qui s’affranchit de la frustration et des compromis, les personnages se voient enfin offrir l’occasion de se sentir vivants.Damien LeblancThe Disappearance of Eleanor Rigby de Ned Benson avec Jessica Chastain, James McAvoy et William Hurt est présenté à Cannes à Un Certain Regard.Voir aussi l'entretien avec Ned Benson.