Saïd Hamich Benlarbi signe un beau film sur l'exil, avec Ayoub Gretaa, Anna Mouglalis et Grégoire Colin. Rencontre.
Nour, 27 ans, a émigré clandestinement à Marseille. Avec ses amis, il vit de petits trafics et mène une vie marginale et festive… Mais sa rencontre avec Serge, un flic charismatique et imprévisible, et sa femme Noémie, va bouleverser son existence. De 1990 à 2000, Nour aime, vieillit et se raccroche à ses rêves.
Si Saïd Hamich Benlarbi est surtout connu en tant que producteur, grâce à ses collaborations avec Nabil Ayouch (Much Loved, 2015), Philippe Faucon (Les Harkis, 2022) ou Steve Achiepo (Le Marchand de sable, 2023), il se construit aussi une carrière de réalisateur solide : en 2018, son Retour à Bollène, fut nommé au Prix Louis-Delluc du premier film. Quatre ans plus tard, son court Le départ fut sélectionné dans de multiples festivals à travers le monde : Rotterdam, Palm Springs, Cleveland, Clermont-Ferrand, Grenoble... avant d'être nommé aux César. Il sort cette semaine son deuxième long métrage, La Mer au loin, qu'il nous a présenté lors du dernier festival de Sarlat.
La Mer au loin : un mélo aussi déchirant que lumineux [critique]Raconter l'exil
"Dès le début, je voulais essayer de faire ressentir ce sentiment de l'exil. C'est quelque chose qui est un peu impalpable. L'exil, c'est comment on se construit une identité sur le temps long. Si j'avais choisi juste un moment donné, filmé comment on gère tel ou tel problème, sur quelqu'un qui venait d'arriver, sur l'immigration, ça aurait été un autre sujet... Moi, ce qui m'intéressait, c'était vraiment de raconter ce sentiment sur une période de plusieurs années, parce que c'est comme ça que ça se construit. J'ai besoin de ce temps long et de personnages secondaires, ces gens qui disparaissent en cours de route ou qui prennent de l'importance. J'aimais l'idée de montrer des parcours différents.
Très vite est venue cette envie de romanesque. Il y avait aussi cet aspect presque littéraire, avec cette idée de chapitrage. Le film, je l'ai un peu construit comme un roman d'apprentissage. Avec une perception du temps qui n'est pas homogène. Il peut y avoir des ellipses très fortes ou des scènes qui s'étirent. C'est pas évident de rentrer dans la vie de quelqu'un et de voir quel serait le souvenir de dix ans d'une vie. Parfois, on a des souvenirs très précis, parfois on oublie plusieurs mois. Une des références a été L'éducation sentimentale de Gustave Flaubert. Parce qu'il y avait cette envie aussi de raconter les personnages par leur intime, comment ils arrivent à s'en sortir avec la grande histoire."
Un titre inspiré
Les Enfants des autres : le plus beau film de Rebecca Zlotowski [critique]"J'aime bien les titres plutôt simples, et celui-ci m'est venu naturellement parce que dans l'exil, il y a quelque chose de la distance, du lointain, de l'horizon. Cette métaphore m'est venue très vite, ça m'a beaucoup plu sur ce que ça racontait, avec en plus cette référence à la mer Méditerranée, à Marseille. Je suis un peu aussi dans cette tradition du mélodrame que j'aime beaucoup, comme Tout ce que le ciel permet (1955) de Douglas Sirk ou Loin du paradis (2002), de Todd Haynes.
Tous les autres s'appellent Ali (1974) de Fassbinder a aussi été vraiment important quand on a commencé à travailler l'image. Il y a plein de mélos, les Sautet, Nous nous sommes tant aimés (1974) d'Ettore Scola... avec lesquels il y a des ressemblances, j'avais envie de m'inscrire dans cet héritage là. Récemment, j'ai beaucoup aimé Les Enfants des autres, de Rebecca Zlotowski, qui a priori n'a rien à voir, mais que j'ai perçu comme une réécriture contemporaine du mélo."
Trouver le héros idéal
"Ayoub Gretaa, il est connu au Maroc parce qu'il a fait une série à succès (L'Maktoub, 2022). Il n'avait jamais vraiment joué dans le cinéma. J'ai mis du temps à le trouver. Comme le film a une forme de romanesque, mélangeant des souvenirs du sentiment de l'exil, qui raconte quelque chose d'à la fois mélancolique et de parfois festif, il fallait quelqu'un qui ait ce mélange, cette ambivalence. Ayoub, il avait ce regard qui pouvait être très lumineux, et son beau sourire, aussi, mais il a en même temps quelque chose de mélancolique dans les yeux.
Comme le film, c'est un peu une éducation sentimentale, un parcours initiatique où le personnage principal existe beaucoup grâce aux autres, j'avais besoin de quelqu'un qui ait cette capacité à jouer en écoutant. C'est très difficile de demander à un acteur de ne pas en faire beaucoup. Lui, il a vraiment cette sensibilité. Il est très perméable aux autres.
Je me suis rendu compte d'une chose en écrivant, c'est que plus on donne des préoccupations communes aux personnages, plus ils sont singuliers. Si on montre Nour en train de rire, en train d'être jaloux ou en train d'aimer quelqu'un, il va exister en tant que personne. C'est peut-être une banalité, mais associé au fait de construire mon personnage dans le temps, dans ce qui fait la vie de tous les jours, ça lui offrait une personnalité. C'est aussi une question de dosage, bien sûr.
Et prendre soin des seconds rôles
"Globalement, le casting était long puisqu'on a fait Paris, Marseille, le Maroc et l'Algérie. Sauf pour Anna Mouglalis et Grégoire Colin, qui ont dit oui très vite. Ils étaient très importants parce qu'ils permettent au film d'évoluer vers quelque chose de plus mélodramatique, de plus fictionnel. Il fallait des acteurs très charismatiques qui forment comme ça un couple quasi iconique, qui vont faire basculer le personnage principal et le film vers quelque chose de différent. Après, les autres, c'était du cas par cas. L'acteur qui joue Houcine, Omar Boulakirba, je l'avais rencontré sur le film de Philippe Faucon, Les Harkis, et j'avais adoré ce travail avec lui. Je l'avais déjà en tête quand j'ai écrit le scénario.
Évidemment, le film est raconté d'un point de vue masculin, je ne voulais pas tricher avec ça. Mais pour construire ce personnage, je voulais l'entourer d'une constellation d'autres êtres tout aussi complexes, et notamment des femmes. Le rôle de la mère, de la meilleure amie, de l'épouse... Il me semblait important d'écrire chaque personnage dans sa complexité. J'aime bien, dans l'écriture, toujours compenser un personnage, essayer de comprendre l'ambivalence qui se cache derrière le premier abord. Dans ce type de film où il y a une espèce de parcours initiatique, où le personnage rencontre plein d'autres gens et se nourrit de leurs discussions, de leurs expériences de vie... ça me semblait crucial de prendre soin de chacun d'eux.
Ça marche évidemment pour Serge (Grégoire Colin). On pourrait penser à première vue qu'il est comme ci ou comme ça, on commence presque par un cliché, on se dit qu'il va jouer le 'flic méchant', et après on comprend sa douleur. Et puis ça permet d'ouvrir sur l'immigration italienne à Marseille. De jouer avec cet héritage là.
J'aime bien quand les personnages disent qu'ils ont sur le cœur, ça, c'est très beau dans le mélodrame où les sentiments sont exacerbés. ça permet de dire que les personnages secondaires existent, et ça, c'est au coeur du film : comment un personnage se construit avec les autres. Au final, la terre d'accueil, notre 'chez soi', c'est les autres, ce n'est pas un lieu. On est chez soi parce qu'on est entouré de gens que l'on aime et on est aimé. Pour moi, les personnages secondaires sont hyper importants. J'avais besoin qu'ils puissent s'exprimer convenablement, et qu'ils puissent vivre comme ils l'entendent. Le discours de Noémie (le personnage d'Anna Mouglalis), c'est presque une profession de foi. Elle dit qu'elle est fière de son choix de vie, qu'elle va continuer."
Passer de la production à la réalisation
"Des fois on a l'impression que la production et la mise en scène sont des métiers presque 'opposés', qu'on ne peut pas passer de l'un à l'autre. Mais personnellement, j'ai une vision de la production qui est très artistique. Je pense vraiment que l'un et l'autre peuvent être intimement liés. Le fait de travailler avec de grands réalisateurs comme Nabil Ayouch ou Leyla Bouzid, ça permet d'apprendre plein de choses : des expériences d'écriture, de plateau, toutes sortes de choses. Toutes ces productions, ça a été hyper important pour moi, ça m'a donné envie de faire un premier film, Retour à Bollène, et un court métrage qui s'appelle Le Départ. On se nourrit de tout ce qu'on est."
Le raï, musique idéale pour réconcilier mélancolie et esprit festif
"La musique, ça a été hyper important dès le début de La Mer au loin. Le raï, déjà j'en écoute beaucoup. Comme j'ai personnellement vécu un exil, c'est quelque chose qui crée chez moi une émotion forte. Je crois que le rapport de tous les exilés à la musique est très fort. Si vous parlez à des Portugais qui sont partis vivre loin de chez eux du fado, ils seront tout de suite émus. Le tango argentin est rempli de cette espèce d'émotion primitive, ce rapport à ce qu'on a quitté, à ce qu'on a perdu.
Le raï a cette chose sublime d'être à la fois une musique de fête et une musique extrêmement mélancolique. C'est exactement dans ce sens que je voulais introduire le film, je ne voulais pas que la musique soit un apport, mais qu'elle soit dans le quotidien du personnage. Sans compter que c'est une musique qui s'est exilée à Marseille, qui a beaucoup vécu. Il y en avait partout là-bas dans les années 1990, ça disait quelque chose de cette époque, en plus de donner une couleur au film très forte. Disons que j'avais besoin du raï pour rassembler quelques idées."
Commentaires